II - L'industrie
Chimique et l'après Guerre, les négociations franco-allemandes.
L'Armistice fut signé le 11 novembre 1918 et aussitôt, l'Allemagne
commençait ses préparatifs pour négocier le traité. Carl Duisberg fut
prié d'y participer comme représentant de l'industrie chimique, mais
refusa pour laisser sa place à Bosch ( lire le préambule et
l'introduction à la Guerre chimique : Introduction
).
Carl Duisberg et Fritz Haber s'expatriaient en Suisse, fuyant leur
responsabilité, tandis que les troupes alliées pénétraient en
Rhénanie. Le site gigantesque d'Oppau fut occupé à partir du 6
décembre 1918. Les services chimiques français réclamèrent
immédiatement la divulgation de l'ensemble des procédés, des brevets et
des secrets de fabrication des diverses usines de l'IG Farben. Les
sociétés s'y refusèrent catégoriquement en invoquant le motif d'un
pillage industriel dont elles auraient à souffrir sur le marché mondial
et en référèrent à la Commission d'Armistice qui, sous l'influence des
militaires anglais et américains, donna comme directive de limiter les
investigations aux fabrications de guerre. Les usines se plièrent ainsi
aux nouvelles exigences des alliés, assujettis d'une menace de
démantèlement en cas de refus :
« Dans un délai de trois mois à dater de la mise en vigueur du présent
traité, le Gouvernement allemand fera connaître aux Gouvernements des
principales puissances alliées et associées la nature et le mode de
fabrication de tous les explosifs, substances toxiques ou autres préparations
chimiques, utilisés par lui au cours de la guerre, ou préparés par lui
dans le but de les utiliser ainsi. ».
Elles divulguèrent ainsi l'ensemble du programme chimique développé
durant le conflit, sans aucun détail concernant les techniques et les
technologie utilisées et encore moins sur le domaine des produits
colorants.
Les militaires français ne cachaient pas leur déception mais aussi leur avidité pour connaître
le fonctionnement de l'usine d'Oppau pour la fabrication des nitrates sous
le procédé Haber-Bosch. Ils mesuraient en effet l'intérêt de la maîtrise
de cette synthèse tout comme le pas de géant technologique qui les en
séparait ; à l'inverse des autorités britanniques et américaines.
Victor Lefébure, une autorité anglaise en matière de guerre chimique,
déclarait non sans amertume plus tard : "Seuls les français ont
mesuré dans toute son étendue l'importance militaire de ces usines".
Les français usèrent de tous les moyens de pression pour obtenir de
Bosch la mise en route de l'usine et qu'il révèle la technique
utilisée, sans autre résultat que le soutien indéfectible de la
commission interalliée aux allemands ; "le procédé de synthèse
des nitrates revêt un caractère commercial et non militaire".
En avril 1919, commencèrent les véritables pourparler des conventions
d'Armistice, à Versailles. La délégation allemande fut enfermée
derrière un solide réseau de barbelés. Les Français présentèrent
immédiatement leurs exigences : la destruction de toutes les usines
allemandes de matériel militaire, y compris l'ensemble des usines
chimiques de colorants et de nitrates. Le maréchal Foch avait prévenu
qu'il n'était pas envisageable de négocier ce point. La délégation
américaine, elle, souhaitait simplement conserver les usines allemandes mises
sous séquestre sur son territoire pendant la guerre. Le 7 mai, la délégation
allemand reçue enfin le texte du traité et Bosch déclarait
immédiatement : "Les conditions de paix sont inacceptables à
tous égards".
Nous passerons l'ensemble des clauses qui ne sont pas en rapport direct
avec l'industrie chimique, pour nous restreindre à évoquer uniquement
quelques points sensibles.
En effet, il était exigé que l'empereur d'Allemagne devait être
jugé pour suprême offense à la loi morale commune à tous les peuples
et au respect des traités, tout comme différentes personnes accusées
d'avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre. On
trouvait ainsi dans cette clause la référence à la culpabilité de
l'Allemagne, de ses dirigeants et de ceux de l'industrie chimique, de
l'initiation et du développement de la guerre chimique (notamment). Elle
seule était jugée comme responsable d'avoir utilisée l'arme chimique en
violation des traités internationaux, comme de l'avoir développée.
Ainsi, les autres belligérants étaient disculpés de toute violation aux
Conventions internationales, leur intervention étant réduite, selon les
termes du texte, à une intervention passive (voir la partie Introduction
pour plus de précisions).
Les Alliés exigeaient également de conserver les usines et les
brevets sous séquestre, la livraison de produits chimiques au titre des
réparations en nature, mais surtout que tous les établissements pour
l'étude, la fabrication, le stockage et l'entretien des armes et autres
matériels de guerre de toute sorte, seraient fermés définitivement. Les
Français et les Anglais avaient assujettis cette clause d'une mention
catégorique spécifiant que cela comprenait l'anéantissement des usines
de l'IG Farben où les gaz toxiques et les nitrates avaient été produits
!
Malgré tous les effort entrepris, les contre-propositions allemandes n'aboutirent à aucun résultat et
le texte fut ainsi signé le 28 juin 1919.
Mais Bosch avait d'autres atouts à faire valoir. Il fut en effet aperçu
en pleine nuit, franchissant le réseau de barbelés et le mur d'enceinte
du parc, se rendant à un entretien secret. Bosch n'ignorait pas que les
brevets allemands ne seraient d'aucune utilité aux chimistes français ;
ils avaient été conçu ainsi, les rendant absolument inintelligibles et inapplicables
aux étrangers de la chimie organique allemande. La destruction de l'IG
Farben ne serait d'aucun secours aux plans de développement français
pour son industrie chimique nationale, patiemment échafaudé depuis 1915
(voir : Industrie
française).
Bosch menait donc des négociations secrètes avec un ancien conseiller du
cabinet du Ministère de l'Armement et des Fabrications de Guerre, qui
avait joué un rôle essentiel dans le développement de l'Ypérite en
1918. Louis Frossard faisait maintenant parti de la Commission de Contrôle
des Usines Chimiques allemandes et son frère, Joseph, était directeur
adjoint du Matériel Chimique de Guerre et bientôt directeur général de
la Compagnie Nationale des Matières Colorantes (CNMC), qui regroupait
toutes les industrie chimiques soutenues par l'Etat français depuis le
conflit.
Louis Frossard introduisit Bosch auprès de l'Inspecteur Général
Patart, qui dirigeait la CNMC et le Service des Poudres. L'accord fut
ainsi entériné : la sauvegarde de toutes les usines chimiques allemandes
contre la révélation des procédés de synthèse des usines allemandes,
notamment le secret de la synthèse de l'ammoniac, avec l'aide allemande
pour la construction de plusieurs usines sur le territoire français, dont
plusieurs servant à la synthèse de l'ammoniac. Les usines sous
séquestre en France redevenaient allemandes pour moitié, avec un échange de
capitaux entre la SNCM et l'IG Farben. La moitié des profits de la CNMC
devaient, en contre-partie, être versée pendant 25 années à l'IG
Farben. Les requêtes françaises de destruction des usines de l'IG Farben
furent ainsi retirées ; Louis Frossard pris la direction Technique des
produits organiques au sein de la SNMC dont son frère Joseph devint
directeur général.
L'accord définitif fut signé entre le Service des Poudres et BASF le
11 novembre 1919. Le gouvernement constitua alors un groupe d'industriels
intéressés par la mise en application du brevet au sein d'un Société
d'Etudes de l'Azote qui devint l'Office National industriel de l'Azote en
1924, un organisme à capitaux d'Etat. Plusieurs usines furent créées
sur le site de la Poudrerie de Toulouse, choisie en raison de sa position
géographique éloignée des frontières dur Nord et de l'Est. La
synthèse débutait en 1927 et l'ONIA devint en quelques décennies le
premier producteur et exportateur mondial de nitrate d'ammonium, connu
aujourd'hui sous le nom d'AZF.
Le procédé permettait de produire tous les dérivés chimiques de
l’azote, mais essentiellement de l’acide nitrique destiné à la
production d’explosifs par nitration organique, comme la nitrocellulose,
la nitroglycérine et le trinitrotoluène. L'ONIA avait donc une vocation
liée à servir la Défense National.
L'IG Farben avait perdu la guerre mais venait de gagner la paix ;
l'industrie chimique française venait de concrétiser son projet. La
pression exercée par la France sur les intérêt chimiques allemand se
révéla fructueuse. De leur côté, les américains qui pensaient tirer
profit des simples brevets allemands pour développer leur industrie nationale,
essuyèrent un cuisant revers en comprenant que les brevets seuls
n'étaient d'aucune utilité, sans la connaissance des ingénieurs
allemands. Bosch se refusa à engager des négociations avec l'industrie
américaine après les négociations avec les français.
En 1923, la CNMC fut absorbée par les établissements Kuhlmann qui
annulèrent les accords précédant, évinçant de fait la présence de
l'industrie chimique allemande en France.
Un nouvel accord fit revivre l'ancien cartel Bosch-Frossard en 1927,
après plusieurs tentatives infructueuses de l'IG farben d'acquérir les
sociétés chimiques françaises par des actions en bourse. Ce nouvel
accord définissait des ententes sur les tarifs, des échanges
d'informations techniques et le partage du marché ; Kuhlmann abandonnait
le marché européen et l'IG Farben ne touchait plus au marché français.