La mémoire collective conserve quelques symboles immuables caractérisant la Première Guerre mondiale, parmi lesquels figurent en bonne place : les tranchées, la boue, Verdun, les attaques à la baïonnette, et la guerre des gaz.
La plupart de ces symboles ont été déformés et mythifiés pour entrer dans les manuels d’Histoire de France, enseignés à des générations d’écoliers, et retranscrits jusque dans certains ouvrages d’Histoire. Parmi ceux-là, la guerre des gaz a exercé une telle fascination, qu’elle occupe notre imagination sous forme de clichés et d’idées toutes faites, inébranlables. On dépeint fréquemment l’asphyxie du combattant victime de ces armes nouvelles et les souffrances qu’elles pouvaient apporter. Pourtant, force est de constater que l’on sait peu de choses sur cette guerre des gaz.
L’histoire de l’arme chimique au cours du Premier conflit mondial est contradictoire sur bien des points.
La souffrance inouïe endurée par les combattants de ce conflit est stigmatisée par cette nouvelle arme, dont l’utilisation fut jugée immorale. Les efforts consacrés pour la maîtrise et le développement de cette nouvelle technique de combat, furent gigantesques.
Et pourtant, à l’étude des archives officielles, il est frappant de constater combien l’utilisation de ce nouveau mode de combat reste anecdotique jusqu’à la dernière année du conflit. Les opérations chimiques furent peu nombreuses et l’intérêt tactique de la guerre chimique, à l’exception de quelques cas, insignifiant. Il est même déroutant de voir combien les autorités militaires elles-mêmes, accordèrent si peu de crédit à l’utilisation de l’arme chimique dans leurs opérations d’envergure. Quel contraste saisissant devant la logistique prodigieuse consentie pour mener à terme une opération chimique (tant sur le plan industriel que dans l’organisation technique et matériel) et les résultats militaires attendus ! Des pertes humaines ennemies, mais minimes au regard des pertes totales (sur l'ensemble du conflit) et souvent au prix de pertes dans les rangs des troupes amis.
Quel intérêt le développement de l’arme chimique pendant la guerre de 1914-1918 a t-il desservi ? Qui n’a eu de cesse de relancer son essor après chacun des nombreux échecs qui ne cessèrent de s’accumuler ? Pourquoi tant d’efforts consentis jusqu’à l’avènement de résultats militaires durables avec l’ypérite, dont les redoutables effets vésicants furent en réalité découverts à posteriori. Comment la réalité de la guerre des gaz fut-elle ainsi détournée et à quels fins ?
Il reste impossible de répondre à toutes ces questions sans prendre en compte l’aspect politique et industriel de ces paradoxes.
L'industrie chimique joua un rôle essentiel dans la Guerre chimique. Bien évidemment, tous les composés qui furent utilisés sur le champ de bataille étaient issus de la production industrielle. Mais sont rôle alla bien au delà. On peut même prétendre que l'utilisation croissante des agressifs chimiques sur le champ de bataille par les militaires, pendant la Première Guerre mondiale, répond plus à une volonté commerciale des firmes chimiques, plutôt qu'une nécessité tactique militaire.
En Allemagne, le lobbying très puissant de l'industrie chimique s'immisça très rapidement, et non sans mal, au sein des débats politiques et militaires. Il s'imposa rapidement au centre de la stratégie économique du pays dans le domaine de la gestion de la pénurie des matières premières.
Dès lors, à peine sa place trouvée auprès des instances dirigeantes militaires, il se lança dans la conquête d'un marché économique sans précédant, celui des produits chimiques destinés aux opérations militaires. La production en grand de composés particulièrement toxiques (tels que la bromacétone ou le chloroformiate de méthyle chloré), aux effets suffocants, toxiques et mortels, fut débutée très précocement, dès décembre 1914, sous l'impulsion directe des firmes chimiques. Le chargement en projectile de ces composés fut réalisé directement dans les ateliers des firmes. La collaboration entre industriels et militaires ne cessa de se développer tout au long du conflit. Malgré la succession de nombreuses déconvenues sur l'intérêt tactique que représentait l'usage de l'arme chimique, de nombreuses innovations furent sans arrêt expérimentées sur le champ de bataille, mais rarement à l'initiative des instances militaires.
Grâce à son industrie chimique puissante, les armées allemandes disposèrent de grandes quantités de substances toxiques, sans limitation, et gardèrent tout au long du conflit l'initiative d'introduire de nouveaux composés chimiques, inédits pour l'essentiel et directement sortis des laboratoires des manufactures privés.
En France, il n'existait à peu près pas d'industrie chimique avant guerre. La volonté de répondre à l'agression allemande par des moyens identiques, mis en exergue la pauvreté des moyens industriels nationaux dans ce domaine. Il fut nécessaire de mettre sur pied un formidable programme de construction de centres de production. Cela fut réalisé avec un appui puissant du pouvoir politique et un soutien technique des laboratoires de L'IEEC. Ce programme industriel devint bientôt un but de guerre affiché et surtout une préparation à l'après-guerre. Par tous les moyens possibles, le renouveau de l'industrie chimique française devait se construire en même temps que l'organisation de la riposte française. Peu importe si les opérations militaires appuyées par les nouveaux gaz de combat ne remportaient pas les succès annoncés, la production de ces toxiques était devenu une priorité nationale.
L'Armistice fut signé le 11 novembre 1918 et aussitôt, l'Allemagne commençait ses préparatifs pour négocier le traité. Carl Duisberg fut prié d'y participer comme représentant de l'industrie chimique, mais refusa pour laisser sa place à Bosch.
Carl Duisberg et Fritz Haber s'expatriaient en Suisse, fuyant leur responsabilité, tandis que les troupes alliées pénétraient en Rhénanie. Le site gigantesque d'Oppau fut occupé à partir du 6 décembre 1918. Les services chimiques français réclamèrent immédiatement la divulgation de l'ensemble des procédés, des brevets et des secrets de fabrication des diverses usines de l'IG Farben. Les sociétés s'y refusèrent catégoriquement en invoquant le motif d'un pillage industriel dont elles auraient à souffrir sur le marché mondial et en référèrent à la Commission d'Armistice qui, sous l'influence des militaires anglais et américains, donna comme directive de limiter les investigations aux fabrications de guerre. Les usines se plièrent ainsi aux nouvelles exigences des alliés, assujettis d'une menace de démantèlement en cas de refus :
« Dans un délai de trois mois à dater de la mise en vigueur du présent traité, le Gouvernement allemand fera connaître aux Gouvernements des principales puissances alliées et associées la nature et le mode de fabrication de tous les explosifs, substances toxiques ou autres préparations chimiques, utilisés par lui au cours de la guerre, ou préparés par lui dans le but de les utiliser ainsi. ».
Elles divulguèrent ainsi l'ensemble du programme chimique développé durant le conflit, sans aucun détail concernant les techniques et les technologie utilisées et encore moins sur le domaine des produits colorants.
Les militaires français ne cachaient pas leur déception mais aussi leur avidité pour connaître le fonctionnement de l'usine d'Oppau pour la fabrication des nitrates sous le procédé Haber-Bosch. Ils mesuraient en effet l'intérêt de la maîtrise de cette synthèse tout comme le pas de géant technologique qui les en séparait ; à l'inverse des autorités britanniques et américaines. Victor Lefébure, une autorité anglaise en matière de guerre chimique, déclarait non sans amertume plus tard : "Seuls les français ont mesuré dans toute son étendue l'importance militaire de ces usines". Les français usèrent de tous les moyens de pression pour obtenir de Bosch la mise en route de l'usine et qu'il révèle la technique utilisée, sans autre résultat que le soutien indéfectible de la commission interalliée aux allemands ; "le procédé de synthèse des nitrates revêt un caractère commercial et non militaire".
En avril 1919, commencèrent les véritables pourparler des conventions d'Armistice, à Versailles. La délégation allemande fut enfermée derrière un solide réseau de barbelés. Les Français présentèrent immédiatement leurs exigences : la destruction de toutes les usines allemandes de matériel militaire, y compris l'ensemble des usines chimiques de colorants et de nitrates. Le maréchal Foch avait prévenu qu'il n'était pas envisageable de négocier ce point. La délégation américaine, elle, souhaitait simplement conserver les usines allemandes mises sous séquestre sur son territoire pendant la guerre. Le 7 mai, la délégation allemand reçue enfin le texte du traité et Bosch déclarait immédiatement : "Les conditions de paix sont inacceptables à tous égards".
Nous passerons l'ensemble des clauses qui ne sont pas en rapport direct avec l'industrie chimique, pour nous restreindre à évoquer uniquement quelques points sensibles.
En effet, il était exigé que l'empereur d'Allemagne devait être jugé pour suprême offense à la loi morale commune à tous les peuples et au respect des traités, tout comme différentes personnes accusées d'avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre. On trouvait ainsi dans cette clause la référence à la culpabilité de l'Allemagne, de ses dirigeants et de ceux de l'industrie chimique, de l'initiation et du développement de la guerre chimique (notamment). Elle seule était jugée comme responsable d'avoir utilisée l'arme chimique en violation des traités internationaux, comme de l'avoir développée. Ainsi, les autres belligérants étaient disculpés de toute violation aux Conventions internationales, leur intervention étant réduite, selon les termes du texte, à une intervention passive.
Les Alliés exigeaient également de conserver les usines et les brevets sous séquestre, la livraison de produits chimiques au titre des réparations en nature, mais surtout que tous les établissements pour l'étude, la fabrication, le stockage et l'entretien des armes et autres matériels de guerre de toute sorte, seraient fermés définitivement. Les Français et les Anglais avaient assujettis cette clause d'une mention catégorique spécifiant que cela comprenait l'anéantissement des usines de l'IG Farben où les gaz toxiques et les nitrates avaient été produits !
Malgré tous les effort entrepris, les contre-propositions allemandes n'aboutirent à aucun résultat et le texte fut ainsi signé le 28 juin 1919.
Mais Bosch avait d'autres atouts à faire valoir. Il fut en effet aperçu en pleine nuit, franchissant le réseau de barbelés et le mur d'enceinte du parc, se rendant à un entretien secret. Bosch n'ignorait pas que les brevets allemands ne seraient d'aucune utilité aux chimistes français ; ils avaient été conçu ainsi, les rendant absolument inintelligibles et inapplicables aux étrangers de la chimie organique allemande. La destruction de l'IG Farben ne serait d'aucun secours aux plans de développement français pour son industrie chimique nationale, patiemment échafaudé depuis 1915. Bosch menait donc des négociations secrètes avec un ancien conseiller du cabinet du Ministère de l'Armement et des Fabrications de Guerre, qui avait joué un rôle essentiel dans le développement de l'Ypérite en 1918. Louis Frossard faisait maintenant parti de la Commission de Contrôle des Usines Chimiques allemandes et son frère, Joseph, était directeur adjoint du Matériel Chimique de Guerre et bientôt directeur général de la Compagnie Nationale des Matières Colorantes (CNMC), qui regroupait toutes les industrie chimiques soutenues par l'Etat français depuis le conflit.
Louis Frossard introduisit Bosch auprès de l'Inspecteur Général Patart, qui dirigeait la CNMC et le Service des Poudres. L'accord fut ainsi entériné : la sauvegarde de toutes les usines chimiques allemandes contre la révélation des procédés de synthèse des usines allemandes, notamment le secret de la synthèse de l'ammoniac, avec l'aide allemande pour la construction de plusieurs usines sur le territoire français, dont plusieurs servant à la synthèse de l'ammoniac. Les usines sous séquestre en France redevenaient allemandes pour moitié, avec un échange de capitaux entre la SNCM et l'IG Farben. La moitié des profits de la CNMC devaient, en contre-partie, être versée pendant 25 années à l'IG Farben. Les requêtes françaises de destruction des usines de l'IG Farben furent ainsi retirées ; Louis Frossard pris la direction Technique des produits organiques au sein de la SNMC dont son frère Joseph devint directeur général.
L'accord définitif fut signé entre le Service des Poudres et BASF le 11 novembre 1919. Le gouvernement constitua alors un groupe d'industriels intéressés par la mise en application du brevet au sein d'un Société d'Etudes de l'Azote qui devint l'Office National industriel de l'Azote en 1924, un organisme à capitaux d'Etat. Plusieurs usines furent créées sur le site de la Poudrerie de Toulouse, choisie en raison de sa position géographique éloignée des frontières dur Nord et de l'Est. La synthèse débutait en 1927 et l'ONIA devint en quelques décennies le premier producteur et exportateur mondial de nitrate d'ammonium, connu aujourd'hui sous le nom d'AZF.
Le procédé permettait de produire tous les dérivés chimiques de l’azote, mais essentiellement de l’acide nitrique destiné à la production d’explosifs par nitration organique, comme la nitrocellulose, la nitroglycérine et le trinitrotoluène. L'ONIA avait donc une vocation liée à servir la Défense National.
L'IG Farben avait perdu la guerre mais venait de gagner la paix ; l'industrie chimique française venait de concrétiser son projet. La pression exercée par la France sur les intérêt chimiques allemand se révéla fructueuse. De leur côté, les américains qui pensaient tirer profit des simples brevets allemands pour développer leur industrie nationale, essuyèrent un cuisant revers en comprenant que les brevets seuls n'étaient d'aucune utilité, sans la connaissance des ingénieurs allemands. Bosch se refusa à engager des négociations avec l'industrie américaine après les négociations avec les français.
En 1923, la CNMC fut absorbée par les établissements Kuhlmann qui annulèrent les accords précédant, évinçant de fait la présence de l'industrie chimique allemande en France.
Un nouvel accord fit revivre l'ancien cartel Bosch-Frossard en 1927, après plusieurs tentatives infructueuses de l'IG farben d'acquérir les sociétés chimiques françaises par des actions en bourse. Ce nouvel accord définissait des ententes sur les tarifs, des échanges d'informations techniques et le partage du marché ; Kuhlmann abandonnait le marché européen et l'IG Farben ne touchait plus au marché français
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