P. Boureille
P. BOUREILLE, professeur certifié hors classe Chef de la division Marine du département recherche, études et enseignement du Service historique de la Défense.
Correspondance: Monsieur le professeur P. BOUREILLE, 14 route de saint Mammés – 77250 Moret sur Loing.
Les archives de la Première Guerre mondiale montrent trois périodes distinctes dans l’usage de l’arme chimique : la première est marquée par le chlore, la seconde le phosgène, la troisième l’ypérite. La première et la troisième sont à l’avantage de l’Allemagne, la seconde de la France. Au-delà, à mesure que la guerre dure, apparaît un usage de plus en plus fin de l’arme chimique dans les différentes phases de la lutte. Fugaces, persistants ou insidieux, ils sont utilisés pour des opérations de harcèlement, de neutralisation de l’ennemi, de protection, « d’infection » et d’interdiction de zones. L’étude de quelques opérations menées sur le front occidental montre que l’arme chimique est devenue en 1918 une arme banale pour les militaires, une arme dont les perfectionnements ne peuvent être limités que par une pratique résolue de la dissuasion.
Mots-clés : Gaz de combat. Guerre chimique. Phosgène. Tactique militaire. Ypérite.
The records of World War One point out to three different phases in the use of combat gases: the first characterized by the use of chlorine, the second of phosgene, the last of mustard “gas”. The Germans won the first and last phases, the French the second. Furthermore, as war went on, a clever use of combat gases emerged. Non-persistent, persistent or insidious, artillery men used them to harry the enemy, kill the troops, pollute whole areas and prevent military occupation. The study of some military operations on the Western Front in 1918 showed that, for the soldiers, chemical warfare agents became a weapon just like any other weapon, and also that they were weapons, the improvement of which could only be prevented by a strong deterrent posture.
Keywords : Chemical warfare agent. Chemical warfare. Phosgene. Sulfur mustard. Military tactics.
S’appuyant sur l’analyse des opérations militaires conduites par les armées françaises, de leur idée initiale de manoeuvre à leurs résultats effectifs, et sur les écrits de l’immédiat après-guerre (textes de conférences prononcées ou de cours dispensés dans des enceintes militaires, courriers officiels des bureaux de l’étatmajor, etc.), cet article présente la manière dont les militaires français ont appréhendé les armes chimiques. Il se veut une chronologie commentée de la découverte et de la maîtrise de ce nouvel armement.
Parce qu’il escompte « le succès d’une offensive foudroyante qu’il prépare avec le plus grand soin depuis de longues années mais pour laquelle le concours de l’industrie n’est même pas envisagé » (1), le grand Étatmajor allemand (Oberste Heeresleitung OHL) n’a fait avant la guerre aucun préparatif en vue d’employer les armes chimiques sur le champ de bataille. Leur utilisation est une conséquence indirecte de la stabilisation des lignes de tranchées après la bataille de la Marne lorsque les occupants ne peuvent être atteints par les balles ou les éclats des projectiles usuels (Colonel R. Porte, conférence introductive prononcée lors du colloque du 23 septembre 2015, non publié).
Cependant, les premiers essais menés en vraie grandeur sur le front de Lens, le 29 octobre 1914, s’avèrent décevants et les obus Niesgeschoss de 105 mm au chlorosulfate de dianisidine, un puissant irritant des muqueuses et des voies respiratoires supérieures, sont abandonnés : les troupes françaises ne remarquent même pas qu’elles sont victimes d’un bombardement chimique (2). Cet échec contraint l’OHL à envisager le recours à des substances irritantes plus actives et donc à des liquides agissant par leurs vapeurs sur les yeux et les voies respiratoires. En raison des basses températures qui empêchent la vaporisation du produit, guère plus efficace est le recours aux obus de 150 mm chargés d’un puissant lacrymogène, le bromure de xylyle (T Stoff) le 31 janvier 1915 contre les troupes russes à Bolymov et les troupes françaises à Nieuport le 31 mars 1915 (3). Dans l’usage de l’arme chimique, l’OHL argue de sa légitime défense, en fait le fruit d’une méprise et la conséquence de la propagande ennemie. Méprise tout d’abord causée par l’incomplète combustion de l’acide picrique des obus français chargés en mélinite développés par Eugène Turpin : les fortes odeurs chimiques aux alentours du point d’impact accréditent la croyance des Allemands en un recours de leurs adversaires aux armes chimiques (1). Propagande également car les journaux de l’Entente laissent entendre que des obus chimiques vont incessamment être utilisés par l’armée française (4). Enfin, l’Institut Pasteur propose à la fin décembre 1914 au haut commandement français d’employer des grenades lacrymogènes à la chloracétone susceptibles de rendre intenables les tranchées et les abris « sans causer toutefois d’effets nocifs sérieux » (sic). Utilisée pour charger les grenades Bertrand, la chloracétone remplace, au début de la pénurie de brome, le bromacétate d’éthyle des grenades suffocantes développées par le service du Génie sur des modèles préparés pour rendre intenables les casemates des forts permanents dès 1914, avant qu’on ne lui substitue l’acroléine car son action n’est pas jugée satisfaisante (5). L’usage de ces deux types de produits de part et d’autre des lignes de front en février et mars 1915 s’avère décevant.
Dubitatif quant à l’efficacité des faibles quantités de gaz répandues sur le champ de bataille au moyen de projectiles d’artillerie, le professeur Fritz Haber pousse l’OHL à adopter l’émission par vent favorable d’une nappe continue d’un gaz tel que le chlore, par ailleurs plus aisé à transporter que les bromures de benzyle (6). Démonstration éclatante de la puissance offensive des armes chimiques que cette vague de chlore qui perce le front allié sur une largeur de six kilomètres entre Bixshoote et Langemark (Belgique) le 22 avril 1915. Les différents jets de gaz provenant de nombreux cylindres qui, par simple ouverture d’un pointeau, le laissent dégager à l’état gazeux, forment rapidement un nuage continu auquel on donne le nom de vague (voir Delacour et al. dans ce numéro spécial).
Une fois rappelé l’engrenage aboutissant aux événements des 22-24 avril 1915, trois périodes distinctes de la guerre des gaz se dégagent.
L’année 1915 est jalonnée de succès tactiques pour les Allemands dans l’usage de l’arme chimique (2). Mais le rendement des attaques d’artillerie avec des obus T puis B et Bn chargés en cétones bromées fortement lacrymogènes, K (chloroformiate de méthyle chloré plus toxique et plus fugace) suffocants va en décroissant à mesure que l’adversaire se perfectionne dans l’usage des engins de protection (lunettes de protection, tampons P puis masques T) et dans la riposte à niveau. L’armée française utilise certes dans son offensive en Champagne en septembre 1915 le chlorosulfure de carbone mais il se révèle trop fugace. C’est une véritable « faillite des gaz irritants. L’avenir de la guerre chimique paraît donc se limiter à l’emploi des vagues dont la nocivité, malgré l’emploi des engins de protection, cause toujours des pertes nombreuses et souvent mortelles » (1). Les Français compensent leur retard en réalisant deux types de chargement utilisant deux des plus puissants toxiques fugaces connus :
– l’acide cyanhydrique (n° 4 ou vincennite dans la nomenclature des obus toxiques français) stabilisé et mêlé à des chlorures d’étain et d’arsenic qui jouent en outre le rôle de fumigènes et qui, par leurs lourdes vapeurs, peuvent maintenir au contact du sol et même faire pénétrer dans les tranchées la vapeur du toxique légèrement plus dense que l’air ;
– le phosgène (oxychlorure de carbone) mélangé à un chlorure d’arsenic fumigène (n° 5 ou collongite).
Le maréchal Joffre demande que la production quotidienne soit portée à 10 000 obus de 75 et 2 000 obus de 120 ou de 155. Le gouvernement se réserve toutefois le droit d’autoriser l’emploi de ces projectiles en raison de la grande toxicité de leurs chargements et des capacités de production initialement limitées de l’industrie chimique nationale. Trois semaines après qu’à Avocourt, le 28 novembre, on en a suspecté l’usage par les artilleurs allemands (2), le gouvernement autorise le 18 décembre 1915 l’emploi du phosgène, un stock considérable de ces obus n° 5 existant alors. Mais il refuse le recours aux obus n° 4 à base d’acide cyanhydrique, de chloroforme et de chlorure d’arsenic.
Les stocks sont donc importants lors de la riposte à l’attaque allemande sur le front de Verdun le 21 février 1916 qui ouvre une seconde période de la guerre chimique (7). Et l’effet a été foudroyant parmi les troupes assaillantes. En mars, le général Berthold von Deimling, chef du XVe corps d’armée allemand, se plaint auprès des chefs du service chimique allemand de « n’avoir pour répondre aux dangereux projectiles français que des obus chargés en eau de Cologne » (1, 8). Dans l’ouvrage Technique de la Guerre paru vers 1921, le professeur Friedrich Kerschbaum, chef du service des agressifs dans l’équipe de Fritz Haber au Kaiser Wilhelm Institute, reconnaît cette supériorité momentanée des obus français : « Il s’ensuit ce fait qui surprend tout le monde: de faibles quantités de matières très toxiques contenues dans un projectile sans effet explosif peuvent être mortelles si le tir est convenablement effectué. Nos troupes qui, jusqu’à ce moment-là, ont été simplement gênées par le gaz de l’ennemi, se rendent compte de la valeur de l’obus à gaz. Étant donné la manière de procéder de l’ennemi, les constructeurs allemands renoncent à un chargement explosif des projectiles […] La voie est ouverte pour le ravitaillement de l’artillerie en grandes quantités de gaz » (1).
Lors de l’offensive de la Somme en juillet 1916, l’armée française recourt donc aux obus chargés d’acide cyanhydrique. La toxicité en a été terrible : « L’ennemi a employé des obus asphyxiants à effets très rapides et mortels. Il a été presqu’impossible de mettre les masques à temps » note à leur propos le général Ferdinand von Quast, commandant le IXe corps allemand en octobre 1916.
Lors de cette seconde période, alors que la France bénéficie d’une certaine avance dans l’application militaire des efforts menés dans les laboratoires depuis avril 1915, l’Allemagne systématise son effort de recherche. Est ainsi déterminé un coefficient de toxicité (Ct exprimé en mg.min/m3) ou Tödlichkeit-zahl, produit de la concentration C de la substance en milligrammes par mètre cube d’air et la durée t en minutes pendant laquelle l’air à la teneur C est respiré. Fritz Haber attache son nom à la détermination de cette mesure de l’efficacité des armes chimiques (constante de Haber). Pour tous les produits proches du chlore ou du phosgène, pour lesquels le produit Ct est considéré constant, pour une même dose absorbée (Ct), un même effet toxique est produit. Cela explique l’intérêt pour ce gaz.
Apparaissent alors de plus en plus massivement les obus à croix verte renfermant notamment du chloroformiate de méthyle trichloré ou diphosgène (Perstoff), à peine moins toxique que le phosgène mais présentant une température d’ébullition (127° contre 8,2°C) et une densité de vapeur par rapport à l’air (3,4 contre 2,45) plus élevées. Apparus sur le champ de bataille en juillet 1916, l’utilisation de ces obus par l’artillerie allemande est allée en augmentant : moins d’un million en 1916, 4 millions en 1917 et 4,5 millions entre janvier et octobre 1918, soit au total 12 000 tonnes. À nouveau, à la fin de 1916, les perfectionnements apportés aux engins de protection, l’adoption des masques M 2 du côté français, permettent aux combattants de subir sans grandes pertes les bombardements d’obus à croix verte (9). Cela explique la recherche d’un corps toxique insidieux, dépourvu d’odeurs et de propriétés agressives immédiates, de façon à pouvoir le répandre au milieu des bombardements effectués avec des obus explosifs sans éveiller l’attention des combattants. Le choix se porte sur l’ypérite (sulfure de dichloroéthyle ou Lost) aux fortes propriétés toxiques et vésicantes. Apparaissent alors les obus à croix jaune qui ouvrent une troisième période dans la guerre chimique.
En juillet 1917, le recours à l’ypérite redonne l’avantage à l’Allemagne. « Les inspirations heureuses qui ont entraîné la création des obus n° 4 et 5, puissants agents de neutralisation, nous ont même donné une supériorité incontestable sur l’artillerie allemande durant toute l’année 1916. Mais celle-ci reprit l’avantage en juillet 1917 avec les obus à ypérite. L’utilisation de cette substance qui s’attaque sournoisement à tous les organes du combattant et qui, par ses effets vésicants, rend les couverts intenables et provoque la fonte des effectifs, a été la plus pénible surprise de la guerre des gaz » écrit le général Vinet dans une conférence prononcée en 1922 au centre d’artillerie de Metz (1). À partir du 15 juillet 1917, le haut commandement français demande le doublement, puis le quadruplement, de la production quotidienne d’obus lourds. Les ultimes prévisions de 1918 doivent porter l’ensemble des chargements des obus toxiques à 28% de la production totale des munitions d’artillerie (pourcentage sensiblement comparable dans l’approvisionnement de l’artillerie allemande au milieu de l’année 1918). Les chimistes français ont privilégié le phosgène aux propriétés suffocantes supérieures et à la fabrication plus aisée à l’ypérite pourtant identifiée au début de 1916. Jugés peu dignes d’intérêt du côté français, les effets vésicants de l’ypérite ont surpris par leur efficacité les Allemands qui ont privilégié les aspects insidieux. Tout comme il a fallu une année aux Allemands pour développer sur une grande échelle ce toxique, il faut une année aux Français pour rattraper leur retard: 2 millions d’obus chargés en ypérite sont néanmoins fabriqués pour l’armée française.
Enfin l’introduction des arsines liquides (dichloroéthylarsine et dibromoéthylarsine) et solides (incorporées dans une bouteille en verre noyée dans l’explosif du chargement) dans les obus à croix bleue constitue l’ultime perfectionnement de la guerre chimique. Le « nuage dosé à 20 mmg (sic) par mètre cube avec des particules solides d’une taille inférieure au 10 000e de millimètre traverse les masques et même les cartouches à charbon en provoquant de violents effets sternutatoires » (1). En fait, le grumeau d’arsines se volatilise lors de l’explosion. Si une partie de la substance est détruite par les gaz à température très élevée provenant de l’explosif, le reste se condense au-dessous de 400° en une infinité de particules solides suffisamment petites pour passer dans les interstices des masques. Les éternuements et les nausées rendent le port du masque impossible et le couplage des arsines et des suffocants atteint les combattants malgré les protections en service.
Parmi les 17 types d’obus utilisés par l’artillerie française, deux modèles opposés représentent les 4/5e de la production totale. Il s’agit d’une part de l’obus toxique suffocant fugace « dont le n° 5 au phosgène est le type le plus parfait au triple point de vue de l’efficacité, de la modicité du prix de revient et de la durée de conservation » et de l’autre de l’obus toxique persistant n° 20 (ypérite) à effets retardés « qui produit par ses effets vésicants une véritable fonte des effectifs » (1).
Les toxiques des obus fugaces français sont toujours mélangés avec un fumigène (chlorure d’étain ou chlorure d’arsenic) rendant le nuage toxique opaque au moment de l’explosion et très visible, permettant un réglage facile de l’artillerie. Neuf fois plus dense que l’air pour le chlorure d’étain, la vapeur du fumigène enrobe celle du toxique, le maintient plus longtemps au ras du sol et l’entraîne dans les tranchées et les abris souterrains. Le volume moyen du nuage quelques secondes après l’explosion d’un obus de 75 est de 20 m3 et de 1000 m3 dans le cas d’un obus de 155 en fonte aciérée. Une plus grande toxicité du nuage de l’obus de 75 explique donc la forte proportion (75 %) des obus de campagne dans l’artillerie française : la concentration du toxique est telle (estimée entre 15 et 20 grammes par m3) qu’elle entraîne des effets foudroyants sur les hommes qui respirent le nuage avant sa dispersion. « Tirés par rafales à l’improviste, ce qui est surtout le rôle du 75, les obus fugaces peuvent causer des effets mortels ou des intoxications graves chez les hommes qui se trouvent enveloppés par les nuages sans être au préalable munis de leurs masques. Une fois l’effet de surprise passé, le tir prolongé de ces obus oblige l’ennemi à garder le masque, ce qui diminue à la fois sa capacité de travail et sa faculté visuelle; la fumée achève de l’aveugler, et c’est par là que l’on peut obtenir la neutralisation des mitrailleuses et de l’artillerie ennemies » (1).
Parce qu’il convient de placer l’objectif sous le vent (qui doit être compris entre 1 et 3 mètres par seconde) des points d’explosion successifs et de limiter les effets des rayons du soleil sur le sol (courants ascendants liés à l’échauffement), les artilleurs français privilégient les heures calmes du jour et de la nuit, voire les journées modérément pluvieuses. Les accidents topographiques doivent être pris en compte, les lourdes vapeurs de phosgène s’accumulant dans les ravins, les bas-fonds et les bois à l’abri du vent. Dans les conditions les plus favorables, les nuages toxiques fugaces sont ainsi efficaces sur un parcours minimal de 50 m pour le 75 et de 100 m pour les calibres supérieurs. Les obus chargés avec des toxiques persistants contiennent des liquides dont le point d’ébullition est élevé (supérieur à 100 °C) et qui ne se volatilisent qu’en partie au moment de l’explosion. Projeté en fines gouttelettes sur le sol, le reste s’attache aux poussières, aux parois des abris, au tronc et au feuillage des arbres et continue à émettre des vapeurs agressives, mais non mortelles, bien après la disparition du nuage consécutif à l’explosion, jusqu’à 15 jours par temps sec dans le cas de l’ypérite. L’effet militaire recherché réside dans l’action irritante violente immédiate à très faible dose, sur une surface de 20 m2 autour du point d’explosion pour l’obus de 75, de 50 m2 pour l’obus de 105 et 200 m2 pour l’obus de 155 en fonte aciérée. Pour régler au mieux le tir des batteries, une cartouche à obus n° 5 de mêmes propriétés balistiques est adjointe à chaque caisse de n° 20, ces derniers étant dépourvus de fumigènes et le nuage de l’explosion n’étant donc pas aisément observable. Pour leur part, les obus lacrymogènes et irritants ont certes des effets très secondaires puisqu’ils ne peuvent mettre les adversaires hors de combat, mais ils les contraignent à porter constamment le masque à proximité des endroits touchés. Leur agressivité immédiate et leur persistance les destinent donc à la prolongation de l’action des fugaces (et à leur économie).
Pour chacun de ces toxiques, une tactique d’emploi a été progressivement élaborée selon l’objectif recherché : (i) neutralisation des combattants, (ii) contrebatterie, (iii) harcèlement, (iv) interdiction et « infection » de zones (aujourd’hui le terme de contamination serait utilisé), (v) aveuglement par obus fumigènes, (vi) protection et (vii) accompagnement d’une offensive.
La lecture des instructions édictées en octobre et novembre 1917 codifiant l’emploi de l’arme chimique montre comme uniques contre-indications les tirs contre les chars et la destruction des organisations ennemies relevant des obus explosifs. Ces textes ont bien évidemment codifié des usages consacrés (10) (tab. I). Ainsi, pour la neutralisation des combattants, quatre cas doivent être distingués. S’ils sont à découvert, aucune hésitation n’a lieu d’être et il faut recourir aux obus à balles ou explosifs. S’ils sont terrés dans des abris à l’épreuve des projectiles, alors les obus toxiques doivent être privilégiés pour les atteindre. Si une occupation ultérieure des retranchements de l’adversaire est envisagée, les toxiques fugaces préservent l’habitabilité de l’objectif. Si aucune occupation ultérieure n’est envisagée, les toxiques persistants à agressivité immédiate accompagnés d’ypérite provoquent l’évacuation des ouvrages par usure du personnel occupant.
Pour les opérations de harcèlement, l’improvisation n’est pas de mise. Soit on procède à un tir de quelques obus à balles ou explosifs lancés à l’improviste sur des points sensibles : aucun résultat sérieux ne peut être espéré avec un petit nombre d’obus chimiques. Soit on opère par brèves rafales d’obus fugaces à cadence maximale sur un objectif réel et bien déterminé : une batterie, un nid d’abris, un poste d’observation, une colonne en marche. Pour la contamination d’une zone afin d’en interdire l’accès et l’occupation, le recours à l’ypérite, à raison de 500 coups de 75 ou 200 coups de 105 ou 50 coups de 155 par hectare, est la solution de choix. L’ordre de grandeur est le suivant : le contenu d’un wagon-citerne classique en 1914, soit 12 à 15 tonnes, suffit pour interdire un kilomètre carré.
Tableau I : Principaux tirs correspondant aux diverses phases du combat pour lesquelles peuvent être employés les obus toxiques (tiré de la référence 7, pages 59 et 60).
Légende de l’iconographie :
DGU instruction sur l’action défensive des grandes unités dans la bataille (20 décembre 1917)
ITA Instruction sur le tir d’artillerie (19 novembre 1917)
OGU instruction sur l’action offensive des grandes unités dans la bataille (21 octobre 1917)
OB obus à balles
OE obus explosifs
PI obus toxiques persistants d’agressivité immédiate
PR obus toxiques persistants à effets retardés
TF obus toxiques fugaces
L’étude des différentes opérations menées par l’artillerie française montre que l’apprentissage du tir de neutralisation a été très progressif (tab. II). Initialement et jusque vers avril 1916, le but poursuivi dans l’emploi des obus chimiques prolonge le rôle destructif de la vague : la formation de nuages à toxicité élevée couvrant l’objectif vise à tuer le défenseur de la tranchée. Les tirs sont effectués à cadence rapide pour rendre le nuage le plus toxique possible et peu prolongée en raison de la toxicité élevée des produits utilisés. Dans un second temps, face au développement des moyens de protection, se fait jour de mai à juillet 1916 l’idée que, sans tuer l’ennemi, on peut lui nuire en l’obligeant à subir la fatigue résultant du port prolongé du masque. Corrélativement apparaît la cadence lente du tir, toujours précédée d’une cadence rapide pour exploiter les effets de la surprise parmi des troupes non encore rompues à la discipline particulière de la défense contre l’action des agents chimiques (exemple : attaque du fort de Douaumont le 22 mai).
Un troisième temps survient avec les attaques de la Somme de juillet à octobre 1916: par un tir prolongé à cadence lente, on cherche à diminuer de plus en plus la valeur combative des effectifs en leur imposant des fatigues sans cesse accrues, mais on ne suppose pas encore que le tir peut être assez prolongé pour que la cartouche du masque arrive à épuisement et ne protège plus celui qui le porte. Apparaît simultanément le harcèlement caractérisé par une succession de rafales violentes, entrecoupées de temps de repos absolu.
Tableau II : Renseignements détaillés sur quelques tirs de neutralisation (tiré de la référence 7, pages 76 à 91).
On escompte que l’ennemi n’aura pas le temps de se reprendre dans les intervalles séparant les rafales (voir l’attaque des Petits bois en septembre et de Verdun en octobre 1916).
Dans un quatrième temps, l’idée de persistance dans les tirs pour provoquer la fatigue et l’abattement de l’ennemi se précise : c’est Douaumont en octobre 1916 qui voit se succéder 24 heures de bombardement ininterrompu par obus chimiques. Le succès des attaques des 24 octobre et 13 décembre 1916 à Verdun, obtenu après la neutralisation systématique des batteries ennemies sur une grande échelle, consacre l’usage des obus spéciaux dans ce type d’emploi. Une nouvelle période dans la neutralisation s’ouvre en mai 1917 avec les succès des tirs du 2e corps d’armée: il s’agit d’obliger l’ennemi à subir en permanence la gêne de l’appareil de protection. Les cadences sont donc lentes avec des rafales d’opportunité (voir l’attaque du 4 mai 1917 sur le front de l’Aisne). La bataille de Verdun du 20 août 1917 consacre cette utilisation des obus spéciaux : les tirs ont été répartis dans le temps pendant la période de préparation d’une part pour user l’adversaire physiquement et moralement, d’autre part pour ne point dévoiler l’attaque imminente par un changement de régime des tirs ou l’emploi de projectiles particuliers. Enfin, la bataille de l’Ailette du 23 octobre 1917 précise le rythme de neutralisation d’une section de 2 pièces pour chacune des 60 batteries ennemies ou au plus pour 2 batteries ennemies.
La conclusion, double, concerne les pertes minimes dues à l’usage des agents chimiques et leur avenir tel que les écrits des militaires français permettent de l’envisager dans l’immédiat après-guerre.
Hors quelques cas caractéristiques, les pertes dues à l’arme chimique sont assez difficiles à déterminer. Ainsi sur le front franco-anglais, 16 vagues exécutées d’avril 1915 au 1er juillet 1917 ont causé 14 715 pertes dont 2 957 mortelles (soit 20,3 %). Sur ce même front, entre le 5 octobre 1917 et le 30 octobre 1918, 54 attaques recourant aux projectors Livens et usant donc exclusivement de phosgène ont causé 2 946 pertes dont 706 mortelles (soit 23,9 %). Ces pourcentages sont comparables à ceux des obus explosifs lors d’attaques comparables. Il n’y a pas une efficacité supérieure des agents chimiques.
En fait, le tonnage des vagues n’ayant guère dépassé le septième du tonnage total des produits toxiques, les obus chimiques donnent le véritablement rendement de l’arme. Venue sur le champ de bataille au moment où la guerre chimique atteint son plein développement, l’armée américaine, équipée des meilleurs matériels de protection en usage chez les Alliés et, après quelques dramatiques expérimentations, parfaitement entraînée à leur usage, peut être tenue pour un témoin assez fiable. Sur 274 217 pertes, 74 773 (27 %) ont été causées par les agents chimiques, ce qui est plus que la proportion (25 %) des obus chimiques dans les munitions d’artillerie allemandes en 1917-1918. Parmi les sujets intoxiqués, 1 398 (1,9 %) sont morts, ce qui est peu en comparaison des pertes causées par les autres engins de combat (22,4 %). Cette évaluation est confirmée par les autres armées sur la même période : « dans la période où l’emploi des gaz a été la plus intense, la proportion des hommes atteints mortellement sur les gazés n’a pas dépassé de part et d’autre 3 % » (1). En proportion, les obus chimiques donnent donc une plus forte proportion de pertes que les autres types de projectiles, mais ils laissent beaucoup moins de morts et de grands blessés.
L’avenir de l’arme chimique est pour le moins ambivalent. En 1922, en plein débat douhétiste, un conférencier conclut de la manière suivante sa conférence : « dans quelques années les wagonsciternes pourront voyager dans les airs. Alors, malgré l’éloignement de la frontière militaire reportée au Rhin, ces flottilles aériennes parties à l’improviste des rives de l’Elbe et de la Spree pourraient, dans l’espace d’une nuit, venir infecter et rendre intenables par un arrosage méthodique les points sensibles de notre défense, des centres importants de communication, toute une région industrielle. Nous devons espérer que les efforts pacifiques des gouvernements alliés sauront écarter cette troublante éventualité; mais notre rôle est de prévoir le pire et d’être prêts, à l’heure décisive, à faire face au danger, […] pour de concert avec l’aéronautique se mettre résolument au travail pour tâcher d’écarter le terrible danger aérien par la menace d’une réplique immédiate » (1) Cette prémonition de la dissuasion conclut ce propos.
L’auteur ne déclare pas de conflit d’intérêt concernant les données présentées dans cet article.
1. Vinet E. Les gaz de combat. Metz : centre d’études tactiques d’artillerie, 1922.
2. Lejaille A, La contribution des pharmaciens dans la protection individuelle contre les gaz durant la Première Guerre mondiale. Extension à la période 1920-1940, Nancy : université Henri Poincaré ; 1999 : 258 p.
3. Centre de défense nucléaire, biologique et chimique, Les armes chimiques de 1914 à 1918, http://www.cdnbc.terre.defense.gouv.fr/ spip.php?rubrique62 consulté le 29 septembre 2015.
4. Turpin offre à la France des engins nouveaux et formidables. Le Journal, 1er août 1914 : 1.
5. Service historique de la Défense (Vincennes). Notice sur les engins suffocants diffusée par le ministère de la Guerre, 21 février 1915.
6. Rival M. Fritz Haber et la guerre chimique. In Les apprentis sorciers. Fritz Haber, Wernher von Braun, Edward Teller. Paris : éditions du Seuil ; 1996:17-87.
7. Vautrin J. Les gaz de combat, Metz : centre d’études tactiques d’artillerie ; 1920.
8. Deimling B von. Souvenirs de ma vie. Du temps jadis aux temps nouveaux. Paris : éditions Aubier-Montaigne ; 1931.
9. Lachaux G et Delhomme P. La guerre des gaz 1915-1918. Paris : Hégide ; 1985.
10. Service historique de la Défense (Vincennes). Instructions sur l’action offensive des grandes unités dans la bataille du 21 octobre 1917, sur le tir d’artillerie du 19 novembre 1917 et sur l’action défensive des grandes unités dans la bataille du 20 décembre 1917.
Avis de Droit d'auteur : Toutes les photos et les matériels de site Web sont le Copyright 2003 exclusif de l’auteur ou appartenant aux déposants respectifs avec leur autorisation et ne peuvent pas être reproduits, stockés dans un système de récupération, ou transmis entièrement ou partiellement, par n'importe quels moyens, électroniques ou mécaniques, la photocopie, l'enregistrement, ou autrement, sans la permission écrite antérieure de l'auteur.