J.-J. Ferrandis
J.-J. FERRANDIS, médecin en chef (er). Correspondance: Monsieur le médecin en chef (er) J.-J. FERRANDIS, 6 rue des Impressionnistes – 91210 Draveil.
Rien n’était prévu en cas d’attaque chimique en France avant le 22 avril 1915. Le Service de santé a été alors, seul, chargé d’organiser la protection et les démonstrations pratiques. En juillet 1915, six centres médico-légaux ont été chargés de l’étude scientifique des toxiques et de la recherche de moyens de protection. Le traitement des gazés a résulté d’abord d’initiatives individuelles en premières lignes. Voivenel, surtout, a défini les modalités de prise en charge : triage, traitement spécifique immédiat, résultant d’une meilleure connaissance des signes cliniques, des risques lors des transports et d’oedème pulmonaire secondaire à un effort musculaire. Un aide-mémoire a été rédigé. Durant les nombreuses attaques à Verdun, les « gazés » arrivant au poste de secours régimentaire, reçoivent une « carte blanche » d’évacuation puis sont dirigés en urgence dans la zone des armées vers un hôpital origine d’étapes spécialisé. En juillet 1917, a été mis en place un dispositif sanitaire avec du personnel de plus en plus spécialisé (officiers spécialistes des gaz de combat ou officiers Z.P. et pharmaciens). Les intoxiqués sont évacués vers les hôpitaux de l’Intérieur à Paris ou Lyon. À partir de juillet 1918, des ambulances (Z) sont spécialisées dans le traitement des gazés (une centaine d’ambulances à l’armistice). Mots-clés : Ambulances Z. Gazés. Grande Guerre. Suffoqués. Vésiqués.
Before April 22nd 1915, nothing was set up in France to deal with chemical attacks. The Army Healthcare Service was then put in charge of implementing protective measures and practical demos. In July 1915, six medico-legal centres were in charge of the scientific study of the poisons and the search for means of protection. The management of the chemical casualties initially resulted in individual initiatives on the fighting front. Voivenel in particular, defined the methods of management: triage and immediate specific treatments. He was able to make his recommendations thanks to a better knowledge of the clinical signs, of the risks linked to transportation and of secondary pulmonary oedema following activity. An aide-memoire was written. Following the many attacks on the Verdun front, the chemical casualties who arrived at the regimental medical aid-stations, were given an evacuation “white card” before being urgently sent to a specialized hospital in the “zone des armées”. In July 1917, the medical support involved more and more specialized personnel (chemical warfare specialists a.k.a. Z.P. officers and pharmacists). Poisoned personnel were evacuated towards the Homeland Hospitals, in Paris or Lyon. From July 1918, ambulances (Z) were created and specialized in the treatment of the chemical casualties (there were a hundred such ambulances at the time of the armistice). Keywords : «Ambulances Z». Chemical casualties. First World War. Lung damaged casualties. Sulphur mustard casualties.
En août 1916, le ministère de l’Armement crée l’Inspection des études et expériences chimiques (IEEC). Elle est en rapport permanent avec les centres médico-légaux et la Direction générale du Service de santé. Son représentant auprès du sous-secrétaire d’État, Justin Godart, est le Pr Achard. Une sous-commission concernant uniquement la protection, est composée de membres éminents des grandes institutions (3). Une première Notice de thérapeutique des intoxications par les gaz est publiée en 1916, sous la signature du Pr Achard et du médecin-major Flandin (4). Elle s’avère particulièrement utile. Depuis le 22 avril jusqu’à la fin de 1915, malgré l’aspect sanitaire évident des intoxications par les gaz, il n’existe pas de structures médicales spécialisées tout au long de la chaîne d’évacuation ni de directives relatives à la prise en charge médicale et à l’évacuation des soldats intoxiqués par les gaz. Les gazés sont mélangés aux blessés et suivent la même chaîne d’évacuation en étant éparpillés jusque dans les régions de l’Intérieur. Ils sont simplement gardés aux divers échelons jusqu’à disparition des signes d’encombrement bronchique (5). Description clinique des intoxications
Jusqu’en juillet 1917, la symptomatologie majeure était la suffocation. Dès octobre 1915, Georges Faleur donne une description clinique précise des intoxications par les gaz suffocants : « Tous les malades étaient en proie à une grande agitation, se plaignant bruyamment. Presque tous présentaient un faciès congestionné, les yeux brillants, certains avaient déjà la face et les oreilles bleues… Respiration rapide. Toux quinteuse, incessante chez les uns, par accès chez d’autres. Expectoration spumeuse au début, devient sanguinolente, rosée et caractères de l’expectoration de l’oedème aigu du poumon. Langue humide et rouge, gorge congestionnée, pharynx rouge et enflammé sans ulcération. Respiration bruyante, saccadée, gros ronchus, sibilances, quelquefois râles crépitants fins d’oedème aigu du poumon. Râles fins de congestion. Pouls accéléré, plein, hypertendu. Rien de particulier à ausculter, du coeur… Chez la plupart il y a eu des périodes d’accalmies pendant lesquelles ils semblent être mieux, puis la suffocation est réapparue plus intense, la circulation s’est ralentie et la mort est survenue, quelquefois après une période d’agitation formidable. C’est chez de tels malades qu’on a noté l’influence désastreuse des mouvements. » (6). Un autre médecin mobilisé, Paul Voivenel, médecinchef de l’ambulance 15/6, va jouer un rôle pionnier prépondérant dans la clarification du diagnostic et du traitement des gazés. Dans son ouvrage Le Toubib, il distingue bien les différents intoxiqués, notamment les suffoqués et les vésiqués : « Dans un coin, un lieutenant d’artillerie à figure pâle, intelligente, s’agite ; il s’assied sur son lit, se recouche, se tourne, demande de l’oxygène… le front est couvert de sueur, les yeux exorbités, les lèvres teintées d’une lividité noirâtre. Le nez s’effile, un râle trachéal continu s’échappe de la poitrine haletante ; son pouls misérable est petit ; il étouffe. Déjà, dans la nuit, on l’a saigné. On a essayé de remonter son coeur par des piqûres d’huile camphrée, de caféine, de strychnine. Il ne lâche pas le ballon d’oxygène qu’il faut constamment remplir »… Ne pas remuer de tels malades. Urines rares au début malgré lait et tisanes. Ni albumine ni sucre. (5).
En 1915, il n’existe guère de formation spécialisée tout au long de la chaîne d’évacuation. En 1916, des sections de gazés sont installées dans les formations sanitaires de corps d’armée et d’armée mais, là encore, sans matériels ni personnels spécialisés. En fait, les structures spécifiques ne sont mises sur pied qu’en juillet 1917, après les premières utilisations de l’ypérite par les Allemands, soit plus de deux ans après le 22 avril 1915 ! Dès lors, le service des gazés est assimilé aux services médicaux et mis sous le contrôle des médecins consultants de chacune des armées. Pour l’Intérieur, le médecin-major Paul obtient que les gazés ne soient plus éparpillés mais désormais évacués exclusivement sur Paris et Lyon. Il fait ainsi baisser la mortalité de 8 à 0,8 %. Paris dispose de 7 à 8 000 lits dans 12 services. Les gazés sont hospitalisés à l’hôpital Necker (Pr Achard) et son annexe, l’hôpital auxiliaire 146, rue de Vaugirard et au Vésinet (Pr Sergent). Lyon compte deux centres à l’Hôtel-Dieu (Pr Pic pour les asphyxiés) et à l’HA n° 19 de Caluire pour les vésiqués et les brûlés.
En 1918, les attaques par les gaz se multipliant, une Direction des services chimiques est créée au ministère de l’Armement. Le Service de santé est alors déchargé des missions concernant l’instruction et les moyens de protection. Le Dr Louis Mourier, nouveau soussecrétaire d’État au Service de santé depuis le 5 février 1918, créé une Commission pour l’étude thérapeutique des intoxications par les gaz, présidée par le Pr Achard, qui propose lors de la première réunion du 8 avril 1918 : – la création d’une section des gaz au sous-secrétariat d’État (médecin-major Paul) ; – l’ouverture à Paris d’une clinique des gaz afin de spécialiser les médecins (inaugurée le 9 septembre 1918) ; – l’organisation, dans la zone des armées, de l’échelonnement des formations sanitaires spécialisées avec des moyens en matériels et en personnels spécifiques ; – l’organisation à l’intérieur d’établissements spécialisés pour la poursuite du traitement, notamment des séquelles d’intoxication ; – l’organisation du contrôle du fonctionnement de ces organismes par la commission (4).
Une sous-commission présidée par le Pr Achard et composée notamment du Pr A. Desgrez, rédige en quelques semaines la Notice clinique et thérapeutique de l’Intoxication par les gaz et son précieux aide-mémoire. Parallèlement, un cours théorique sur la chimie des gaz débute à la faculté de médecine de Paris (Prs A. Desgrez et A. Mayer).
Au début de 1918, le mérite de l’excellente organisation de la prise en charge des gazés revient, sans conteste, au médecin inspecteur général (équivalent aujourd’hui à médecin général inspecteur) Joseph Toubert, nommé aide-major général du Service de santé avec délégation de signature du commandant en chef, chargé de centraliser tout ce qui concernait la préparation, l’organisation et l’exécution du Service de santé aux armées, tout en conservant les liaisons nécessaires avec les autres services. Les gestes urgents (lavage, échanges de vêtements, oxygénothérapie) sont alors pratiqués dès le poste de secours régimentaire et divisionnaire (groupement de brancardiers). Les traitements définitifs ont lieu dans les ambulances appelées « Z » de corps d’armée ou d’armée, relativement similaires. Une note du 16 juillet 1918, rappelle enfin la liaison nécessaire et constante entre les différents échelons sous la direction technique du médecin consultant de chacune des armées (7). Au niveau du corps d’armée, le groupement d’ambulances assure le triage des gazés, le lavage des ypérités et l’hospitalisation temporaire des intransportables, essentiellement des suffocants. Le GQG diffuse même un plan-type de disposition des hangars et des tentes. À l’entrée de l’ambulance, un triage sépare les intoxiqués légers des intoxiqués graves dont le traitement doit être mis en oeuvre sans délai. Les suffocants légers sont gardés quelques jours au repos dans 3 hangars de 120 couchettes, les « grands » suffocants sont envoyés à l’ambulance Z. De même, après lavage, les ypérités légers sont gardés au repos dans les trois hangars alors que les « grands » sont évacués eux-aussi vers l’ambulance Z d’armée.
Avec la reprise de la guerre de mouvement, les groupes de brancardiers divisionnaires et les groupements avancés d’ambulances sont privés d’eau courante. Ils doivent avoir recours aux voitures de désinfectiondouches ou aux sections d’hygiène corporelle. Au niveau de l’armée, le modèle des ambulances Z est identique à celui des corps d’armées, mais elles sont très spécialisées, pourvues d’instruments d’ORL et d’ophtalmologie. L’ambulance Z se compose de locaux cloisonnés pour le déshabillage et le lavage. On reprend les lavages approfondis des téguments et muqueuses. Les inhalations d’air enrichi en oxygène sont systématiques. Des spécialistes (ophtalmologistes et ORL) contrôlent l’évolution de la symptomatologie. À l’armistice, il existe une centaine d’ambulances Z, servies par un personnel compétent et des moyens efficaces.
Pour ce qui concerne les traitements, là encore, Voivenel propose un traitement intensif des suffoqués qu’il convient de traiter, disait-il, comme des noyés. La notice technique reprend ses observations en insistant sur le repos avec un transport doux sur brancard ou en voiture, la saignée (300 g) en cas de signes d’oedème aigu pulmonaire et l’oxygène pendant trois ou quatre jours en préférant un air enrichi en oxygène plutôt que l’oxygène pur (5). Les traitements accessoires du suffoqué consistent en un réchauffement de l’air dans la salle avec évaporation d’eau additionnée d’eucalyptol ou de menthol. Les perles d’éther toutes les dix minutes calment les crises de toux. L’ipéca (un gramme tous les quarts d’heure) est censé prévenir la congestion pulmonaire et abaisser la tension artérielle.
Les « gazés » (terme habituel à l’époque, il est inexact dans le cas de l’ypérite, liquide contaminant) sont débarrassés de leurs vêtements par des personnels qualifiés portant des tabliers et des gants spéciaux. Puis ils sont tondus pour éliminer le maximum de produit et faciliter les soins du cuir chevelu. Les yeux sont lavés avec une solution bicarbonatée puis deux gouttes d’anesthésique et du collyre au collargol sont instillées afin d’éviter les suppurations, sans occlusion des yeux par bandage. Le lavage de la bouche et du pharynx est réalisé avec une solution bicarbonatée. Les « ypérités » totalement nus, couchés sur un plan incliné si nécessaire, sont ensuite saupoudrés de chlorure de calcium, puis largement douchés. Les plus gravement atteints sont couchés sur une table à claire-voie et lavés à l’éponge par les infirmiers. Après le rinçage à grande eau, la peau est enduite d’huile goménolée ou d’un liniment oléocalcaire. L’eau de Dalibour ou le nitrate d’argent en solution diluée prévient la surinfection des lésions. Afin d’éviter les surinfections pulmonaires, ils sont isolés des malades présentant des bronchopathies. Leur toux est calmée par l’inhalation de dix centigrammes d’un mélange composé de morphine, lactose, gomme pulvérisée, et acide borique ou par pulvérisation d’une solution cocaïnique de bleu de méthylène. On préconise aussi l’emploi de perles d’éther données de dix minutes en dix minutes pour les toux incoercibles (3).
Les intoxications par les gaz de combat causent des séquelles pulmonaires tardives souvent invalidantes. Des milliers de soldats ont dû être suivis durant des décennies en sanatoriums ou dans des hôpitaux spécialisés. Parmi les complications les plus fréquentes, dix ans après l’exposition, citons la bronchite chronique, l’emphysème pulmonaire, l’insuffisance respiratoire souvent compliquée elle-même de surinfections, d’insuffisance cardiaque ou d’asthme, de réveil de tuberculose. L’épidémie de grippe espagnole de 1918 a été très meurtrière chez les gazés.
D’autres séquelles sont moins invalidantes : anosmie, sinusites, laryngites chroniques. Les séquelles oculaires, en dehors de la cécité définitive, sont souvent tardives (conjonctivite, blépharite). Il existe des séquelles cutanées à type de cicatrices chéloïdes, d’obturation des orifices naturels, des troubles de la fonction génitale. Les séquelles digestives sont plus gênantes (hyperchlorhydrie, gastro-entérites chroniques, nausées, dilatation oesophagienne). Il existe aussi des séquelles nerveuses (myasthénie, polynévrites).
Au total, il y eut 200000 hommes intoxiqués en France, mais également en Grande-Bretagne et en Allemagne. Le nombre de décès a été également sensiblement le même dans chacun des pays, soit 10 000 en France et en Grande-Bretagne pour 10 000 décès allemands. Du 15 mai au 15 novembre 1918, plus de 100 000 gazés ont été traités dans les formations Z (8).
L’auteur ne déclare pas de conflit d’intérêt concernant les données présentées dans cet article.
1. Règlement du 26 avril 1910 sur le Service de santé en campagne. Paris : Ed. Lavauzelle ; 1911. 2. Sieur C (médecin inspecteur général), Le Service de santé pendant la Guerre 1914-1918. Paris : documents dactylographiés, musée du Service de santé des armées ; 1920. 3. Ferrandis JJ, Larcan A, Le Service de santé aux armées pendant la Première Guerre mondiale. Paris: LBM; 2008. 4. Mignon A (médecin inspecteur général). Le Service de santé pendant la Guerre 1914-1918. Paris : Masson ; 1926-1927. 5. Voivenel P. Le Toubib. Toulouse : éd. de l’Archet ; 1956. 6. Faleur G. Journal de guerre de G. F. Édition critique par Laëtitia Leick. Metz : Centre régional universitaire lorrain d’histoire ; 2007. 7. Toubert J. Progrès accomplis dans le fonctionnement du Service de santé pendant la guerre. Paris : Ed. Lavauzelle ; 1920. 8. Dossiers relatifs au sujet. Paris ; Centre de documentation du musée du Service de santé des armées.
Avis de Droit d'auteur : Toutes les photos et les matériels de site Web sont le Copyright 2003 exclusif de l’auteur ou appartenant aux déposants respectifs avec leur autorisation et ne peuvent pas être reproduits, stockés dans un système de récupération, ou transmis entièrement ou partiellement, par n'importe quels moyens, électroniques ou mécaniques, la photocopie, l'enregistrement, ou autrement, sans la permission écrite antérieure de l'auteur.