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Les
munitions chimiques françaises.
Les
substances utilisées et leur historique.
En France, la production industrielle des usines
chimiques était extrêmement peu importante et complètement insuffisante
pour soutenir le combat à armes égales contre l’Allemagne. Malgré une
volonté évidente de riposter vigoureusement à l’agression chimique
allemande, de nombreuses contraintes freinèrent le développement des
techniques envisagées en laboratoire et les chimistes français durent
rapidement se limiter à envisager l’utilisation de substances que
l’industrie française pouvait produire. Les possibilités de synthèse
en matière de composants chlorés liquides semblait improbables, si bien
que les chimistes français décidèrent de se tourner vers d’autres
composés.
Effervescence
et urgence pour
les offensives de Champagne :
Nous avons
expliqué comment les organes de recherches furent mis en place dans les
premiers mois suivant le 22 avril 1915 (Voir la page de généralités).
De nombreux corps furent testés dès le début du
mois de juin. Le peroxyde d’azote fut écartés dès le 5 juin après
une première série d’essais. Le professeur Lebeau envisagea
l’utilisation de dérivés arséniés, proposés déjà avant-guerre
avec le cacodyle, projet qu’il finit par abandonner à Job pour se
consacrer à l’étude de l’acide cyanhydrique. Les produits envisagés
étaient tous extrêmement toxiques et les munitions dont l’emploi était
envisagé devaient avoir un pouvoir létal élevé, bien supérieur à
celui des munitions utilisées par l’Allemagne. Au mois de juin, trois
voies de recherche différentes furent définies : les corps
incendiaires, les corps suffocants (avec le phosgène) et les corps
toxiques (produits cyanogénés). Les essais entrepris au cours du mois de
juin montrèrent que seul les corps alourdis donnaient des atmosphères
denses permettant d’envisager leur usage sous forme de projectiles. Le
professeur Lebeau fixa ses recherches principalement vers deux composés,
qui semblaient être les plus prometteurs : le phosgène et l’acide
cyanhydrique.
Arrivé à la fin du mois de juin 1915, devant la difficulté
à se procurer du chlore liquide, il fut décidé de différer l’émission de
vague gazeuse pour porter tous les efforts sur le chargement d’obus et de
bombes en substances agressives. La
priorité fut donné au chargement de munitions qui devaient appuyer les
offensives en Champagne prévues pour le mois de septembre 1915. Ainsi,
au
courant du mois de juillet, la production d’obus toxique fut planifiée de façon
à disposer de stocks dès le début du mois de septembre (300 000 au minimum).
Mais nous verrons que le programme du être repoussé et finalement, on ne disposa que d’un type de chargement à la fin
de l’été. Il faut dire que les premiers mois de recherches furent marqués
par une certaine effervescence et un manque cruel d'organisation. De
nombreux marchés furent passés auprès de petites sociétés chimiques,
mais à quelques exceptions près, aucune ne put tenir ses
engagements.
Juillet 1915 :
premiers tirs d'obus chimiques français.
Les premiers tirs d’obus chimiques français
sont généralement datés de septembre 1915 par de nombreux
historiens ; les premiers tirs de substances suffocantes étant
souvent rapportés au début de l’année 1916. Ces deux notions
sont absolument erronées.
Les premiers tirs d’artillerie chimique
furent expérimentés dès le mois de juillet 1915 et ce furent
des munitions aux capacités jugées alors comme suffocantes et létales
qui furent employées sur les troupes allemandes, par les
artilleurs français.
Le sulfure de carbone fut la première
substance chargée en projectile de 75mm. Il fut mélangé à du
phosphore et la production de ces munitions fut lancée très
rapidement, probablement au début du mois de juillet 1915. Une
note datée du 15 juillet précise que 5000 projectiles de 75mm
pouvaient être produits par jour avec la production du moment.
L’activité du chlorosulfure de carbone fut
mis en évidence dès la deuxième partie du mois de juin 1915. Le
24 juin, des essais furent réalisés dans le puit d’éclatement
de Vincennes, à l’aide d’obus de 75 mm, chargés par une
gaine de mélinite de 25g et placé à l’entrée du puit d’éclatement.
Les munitions étaient emplie de 400cc de chlorosulfure de carbone
(teneur en chlore=57%). Immédiatement après l’explosion de la
munition, les vapeurs nocives descendaient au fond du puit et les
lapin placés en observation furent pris de convulsions, torturés
par de violentes secousses, et présentant une respiration très
irrégulière et très ralentie. Tous décèderont dans les heures
suivantes par asphyxie et l’autopsie décèlera une intense
congestion pulmonaire, responsable de la mort. Les conclusions de
ces expériences permettront de classer la substance comme très
toxique, suffocante et létale.
La volonté des Autorités françaises était
alors de prendre le dessus sur les armées allemandes en utilisant
dès que possible des munitions chimiques aux capacités
suffocantes et létales. Ainsi, toutes les quantités disponibles
de chlorosulfure furent immédiatement mises à la disposition du
Service de l’Artillerie ; un nombre indéterminé de
munitions chargées en sulfure de carbone était disponible dès
le début du mois de juillet 1915, et il fut décidé de les
introduire sur le champ de bataille dès que possible. On
attendait des effets létaux de ces substances, sous réserve de
certaines précautions rappelées dans une note du 15 juillet 1915 :
« Il est rappelé que ces
projectiles, comme tous les projectiles suffocants et asphyxiants
doivent être tirés par temps calme, avec une densité suffisante
et principalement sur les bas fonds. Un tir par vent fort sur un
terrain exposé ou avec un nombre relativement faible d’obus est
forcément inefficace ».
Plusieurs opérations ont été menées dans
les deux premières semaines du mois de juillet 1915 à l’aide
d’obus spéciaux chimiques, comme le confirme l’évocation de
différentes notes et compte-rendu d’interrogatoires de
prisonniers allemands ayant subis les tirs chimiques sur divers
points du front. Ces rapports, basés sur les témoignages des
prisonniers, semblaient établir l’efficacités des tirs de ces
munitions chimiques (notes évoquées dans le JMO de la 151e
DI, transmises par le 11e C.A. le 10 juillet 1915). A
ce jour, nous n’avons pu retracer
avec précisions qu’une seule de ces opérations.
Opération d’assainissement à la IIe
armée.
Le 10 juillet 1915, une note du général en
chef fut transmise aux armées, avisant celles-ci qu’un certains
nombre de projectiles spéciaux de 75mm, pouvait être distribué
aux armées et employé contre les villages et organisations
complexes. Ce même jour, un ordre prescrivait au général
commandant la 151e D.I. de rechercher les points du
front de son secteur sur lesquels, après un tir de ces obus spéciaux,
pouvait être tenté un coup de main ayant pour but de vérifier
l’effet de ces projectiles et de faire des prisonniers.
Le 13 juillet 1915, le GQG envoyait 5000 obus
asphyxiants pour être expérimentés à la IIe armée, dont le
commandement venait d’être pris par le général Pétain.
Une opération locale s’était déroulée
le 10 juillet dans le secteur du 11e C.A. au Bois
Allemand. Dans ce secteur, la guerre des mines était continuelle
et le combat de grenades incessant, en raison de la proximité immédiate
de l’ennemi (moins de 50 mètres).
Le 14 juillet, le général commandant le 11e
CA prescrivait qu’un coup de main avec appui de munitions
chimiques devait être exécuté au plus vite dans le secteur de
la 151e DI
sur la région du Bois Allemand.
L’opération fut planifiée pour le 19
juillet.
A 9h00, l’artillerie lourde entrait en jeux
et ouvrait le feu sur les positions du Bois Allemand. Elle était
suivie par les 75mm et les bombes de 58T à partir de 10h00. Puis
de 15h00 à 17h00, les obus spéciaux furent tirés sur la zone définie.
Un nuage de fumée dense et blanche recouvra alors le terrain. Il
fut dispersé par un tir dit de ventilation entre 17h00 et 17h30,
à l’aide d’obus explosifs conventionnels.
A 18h00, deux compagnies du
2e bataillon du 403e RI s’élançaient
à l’assaut ; la 6e commandée par le capitaine
Page et la 7e par le capitaine Chausson. La première
avait pour mission de s’élancer jusqu’aux deuxièmes lignes,
tandis que la première devait nettoyer la première ligne et y
faire des prisonniers. Immédiatement, dès que les hommes
franchirent le parapet, un violent tir de barrage fut déclenché
par l’artillerie allemande et plusieurs mitrailleuses réglaient
leur tir sur les assaillants. Seul quelques hommes atteignirent
les deuxièmes lignes tandis que la 7e Cie faisait cinq
prisonniers en première ligne.
Le capitaine Page fut fauché par le tir des
mitrailleuses ; le médecin auxiliaire Jean Nicolle, qui
avait pour mission d’observer les effets des tirs suffocants
disparu dans le corps à corps engagé en première ligne. Les
pertes s’élevèrent à 179 hommes, dont 45 tués, 116 blessés
et 18 disparus. Les précieux prisonniers qui furent capturés ne
s’étaient pas aperçu qu’ils étaient soumis aux tirs
d’obus suffocant et déclarèrent avoir été nullement incommodés.
Ils furent simplement impressionnés par l’obscurité presque
complète dans laquelle ils s’étaient trouvé.
Le 25 juillet, une note du GQG précisait :
« Le mélange sulfure de carbone et phosphore qui était
utilisé jusqu’à cette date n’a pas donné satisfaction. Il
est abandonné ».
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Au 15
juillet, les prévisions étaient de 7500 projectiles de Vincennite (classé
dans la catégorie projectiles toxiques) par jour à partir de début
août, donnant 100 000 coups disponibles dès le 15 août. Dans la
catégorie des substances lacrymoyantes (sic), on tablait sur une production
de chlorosulfure de carbone de 40 tonnes par mois d'ici un mois et un
minimum de 20 000 projectiles d'ici août. Dans la catégorie des
suffocants, on chargeait des bombes de 58T avec un mélange de chlorosulfure
et de chlorure d'étain, produit à raison de 1500 kg par jour.
Des marchés purent être passés avec l'Amérique, assurant une livraison de chlore
espérée à hauteur de 25 tonnes par jour, jusqu'au mois d'octobre 1915.
La production française devait assurer une production de l'ordre de 5
tonnes par jour à compter de cette date. Enfin, un capital de 25 millions
avait été débloqué pour la création de la l'industrie du chlore en France
; il était espéré qu'elle pourrait débuter sa production dès janvier 1916.
Pour le
phosgène, le gouvernement négocia avec la maison Descollonges de Lyon,
pour obtenir 500 kg par jour par synthèse catalytique. La société
Poulenc s'etait engagé à en fournir 300 kg par jour, obtenues à partir de
l'oléum.
Le 18
juillet, le général commandant en chef Joffre s'adressa au Ministre de
la Guerre en lui demandant de tout mettre en oeuvre pour la production et
le chargement en obus de substances les plus actives possibles ;
substances suffocantes (phosgène et chlorosulfure de carbone), toxiques (Vincennite)
et lacrymoyantes (sic). Il lui signalait également que l'emploi de ces
substances pourrait représenter un certain danger tant qu'aucun moyen de
protection efficace contre ces substances ne serait distribué aux troupes
(risque de représailles allemandes à l'aide des mêmes chargements).
Ainsi, le 25 juillet, seul trois composés furent retenus pour les
chargements de façon à obtenir une production au plus tôt ; il s'agissait
du phosgène, de la Vincennite et du chlorosulfure de carbone.
Les premiers
essais de tir en polygone viendront confirmer la nocivité de la Vincennite,
mais en l'absence de production d'acide cyanhydrique, aucun chargement ne
pourra être réalisé pour la fin de l'été. Il fut donc décidé de
développer au maximum tous les moyens de production de ce toxique avec
l'agrandissement de la productivité des usines dont la construction
était déjà prévue et de prévoir l'ouverture de nouvelles usines. Tout fut
planifié pour l'utilisation des obus chargés en Vincennite au plus tôt
; finalement, la stabilisation du mélange se révèlera plus compliquée
que prévu et diffèrera encore la mise en service de ce toxique.
La nocivité
du phosgène était déjà établie au mois de juillet, même si aucun tir
avec des obus emplis de cette substance n'avaient encore été réalisé.
En cette fin de mois de juillet 1915, il était quasiment admis que les
Allemands utilisaient cette substance depuis peu (obus de 170 mm tiré le
18 juin 1915 devant Neuville-Saint-Vaast, récupéré et analysé au
Laboratoire Municipal. Il était en réalité chargé de Palite,
chloroformiate de méthyle chloré, un dérivé du phosgène, mais cela ne
fut connu qu'après le 2 août 1915 et le rapport d'André Kling).
L'adoption de cette substance fut donc validée à ce moment pour la
constitution de stocks d'obus chimiques de plus de 100 000 coups, censés
être disponibles pour les offensives de Champagne (chargement de 3000
obus par jour, avec une production planifiée de l'ordre de 2 tonnes par
jour. Il fut convenu d'y ajouter du chlorure d'étain ou de la
chloracétone, en fonction des disponibilités, pour rendre ces munitions
lacrymogènes en plus de leur pouvoir toxique). A ce stade, il était
prévu que le Service des poudres cèderait une tonne d'oléum par jour
pendant 40 jours à la société Poulenc à Lyon, pour la production d'une
tonne de phosgène par jour. Ce procédé de synthèse était reconnu
comme peu avantageux et un vaste programme de construction d'usines
fonctionnant par catalyse fut lancé (les usines de
Laire à Pont-de-Claix et à Calais), pour une production massive de
phosgène au plus tôt. Ce programme fut également retardé et très peu
d'obus chargés en phosgène ne purent être fabriqués avant septembre
1915. Le procédé à l'oléum fut amélioré grâce aux travaux de
Grignard avant d'être supplanté par la synthèse par catalyse, qui
fonctionna à plein seulement à partir de 1917.
Enfin, la
dernière substance dont on été à peu près certain de pouvoir
disposer, était le chlorosulfure. Déjà, 2,6 tonnes avaient été
envoyées aux ateliers de chargement, malgré le fait que la production de
ce composé n'était pas encore assurée. L'usine Weyler s'était engagée
sur la livraison de 1 tonne par jour portée à 2 dès le 3 août, mais
cela était bien loin d'être réalisé. Il fallut suspendre la
fabrication de fumigérite (chlorure de titane) destinée à la
stabilisation des atmosphères toxiques des projectiles, et produite par
les usines de la Société de Penarroya, pour lancer la production de
chlorosulfure dans ces mêmes usines. La fumigérite fut ainsi remplacée
par le chlorure d'étain dont on pouvait disposer plus facilement.
Un dernier élément
vint encore relancer l'urgence pour la production des obus n°1 chargés
en chlorosulfure, malgré leur manque d'efficacité mesuré dès le mois
d'août par des essais de tir réels. Le 3 août, le rapport du
laboratoire Municipale sur l'obus tiré fin juin dans la région de
Souchez fut connu du Général commandant en chef : "Les
résultats complets de cette analyse ont démontré qu'il ne pouvait pas
être conclu à l'emploi de phosgène. Les gaz asphyxiants tirés par
l'ennemi sont des gaz suffocants et lacrymants, généralement à base de
brome, mais non des produits toxiques". "Il résulte des
renseignements fournis par les chimistes compétents que les Allemands
avaient, dès le temps de paix, des ressources considérables en phosgène
(...), de 50 contre 1". "On doit, dans ces conditions, se
demander s'il n'y a pas lieu de différer l'emploi du phosgène jusqu'au
moment ou l'ennemi en aurait fait lui-même usage, puisque (...) les
Allemands ont sur nous un avantage écrasant et irrémédiable".
Devant ce
danger, il fut convenu que les obus chargés de phosgène devaient rester
en magasin jusqu'au moment où l'on en aurait des quantités
considérables avec un courant de production assuré, ou que les Allemands
aient fait usage de composés analogues. Même si l'analyse des obus
tombés devant Souchez permit d'en connaître le contenu, la confusion
complète dans les effets des substances chimiques, l'absence de
références à des essais toxicologiques, conduit à reporter l'usage de
produits dont l'efficacité était finalement similaire à celles des
substances utilisées par l'ennemi. La palite était en effet un dérivé
direct du phosgène, aux propriétés toxiques et suffocantes similaires,
des effets lacrymogènes en plus.
L'épisode d'Avocourt
du 26 octobre 1915 décida les autorités françaises a introduire les
obus emplis de phosgène (voir chapitre
V). Selon le rapport émis par le docteur Flandin à l'égard du
Ministre de la Guerre, les Allemands utilisèrent dans la région de
Verdun des obus chargés d'une nouvelle substance agressive. Les
conclusions de Flandin sont claires : il s’agirait d’une attaque au
moyen d'obus dont les effets toxiques sont de l’ordre de ceux produits
par l’oxychlorure de carbone. On dénombra 5 décès sur place et 6 dans
les formations sanitaires dans les deux jours suivant, sur à peine une
centaine d'hommes touchés par les effets de ces quelques 300 obus
chimiques.
Numéro |
Code |
Composition |
Première
utilisation |
Remarques |
1 |
Clairsite |
Tetrachlorosulfure
de carbone |
Septembre
1915 |
|
2 |
Urbain |
Solution
sulfocarbonique de phosphore |
|
Obus
incendiaires et suffocants |
3 |
Job |
Phosphore
blanc |
|
Obus
incendiaires |
4 |
Vincennite
quaternaire
4V4 |
Acide
cyanhydrique 50%
Tétrachlorure
d'étain (Opacite) 15%
Trichlorure
d'arsenic ou Marsite 15%
Chloroforme
5%
En
mélange |
Juillet
1916 |
|
4B |
Vitrite |
Chlorure
de cyanogène 70%
Trichlorure
d'arsenic 30%
En
mélange |
|
Etudiée
en 1916 et 1917 ; obus fabriqués en 1917 mais très peu utilisés. |
5 |
Collongite |
Phosgène
Tétrachlorure
d'étain (Opacite) en mélange
|
Fin
1915 |
|
6 |
Palite
ou Cipalite |
Chloroformiate
de méthyle monochloré
Tétrachlorure
de titane (Fumigérite) ou
tétrachlorure d'étain (Opacite) en tube central
|
|
Essayé
mais abandonné au profit du phosgène |
7 |
Aquinite |
Chloropicrine
75%
Tétrachlorure
d'étain 25%
En
mélange |
|
Prête
fin 1916, mais utilisation retardée faute de matière première. |
8 |
Papite |
Acroleine
(2/3) et
Tétrachlorure
d'étain ou de titane en tube central |
Fin
1916 |
Composé
instable qui sera peu utilisé. |
9 |
Martonite |
Bromacétone
et
Chloracétone
résiduelle
Tétrachlorure
d'étain en tube central 15% |
|
retenue
en 1916, mais nécessitait l'utilisation d'obus verré et d'une
gaine émaillée. |
9B |
Homomartonite |
Bromométhyléthylcétone
Chlorométhyléthylcétone
Chlorure
d'étain |
|
|
10 |
Bretonite |
Iodacétone
Tétrachhlorure
d'étain en récipient de plomb double |
|
Nécessitait
un récipient interne en plomb. Les munitions, d'un coût de
production trop élevé; furent très peu produites. |
11 |
Cedenite |
Chlorure
ou bromure de nitrobenzyle dans du chlorure de benzyl
Chlorure
d'étain
Récipient
en plomb double |
|
Nécessitait
un récipient interne en plomb. Les munitions, d'un coût de
production trop élevé; furent très peu produites |
12 |
Fraissite |
Iodure
de benzyle 50%
Chlorure
de benzyle 12,5%
White
spirit 37%
Tétrachlorure
d'étain
Récipient
en plomb double |
|
Pour
son utilisation, on préféra attendre la réalisation d'obus
verrés. En définitive, on la substitua à la bromocétone. |
13 |
Sulvinite |
Chlorosulfate
d'éthyle
Chlorure
d'étain |
Fin
1916 |
Utilisée
dans le remplissage de bombes de mortier. |
14 |
Cyclite |
Bromure
de benzyle
Tétrachlorure
de titane en tube central |
Fin
1915 |
Utilisée
en petite quantité |
15 |
Lacrymite
ou Vaillantite |
Thiophosgène
ou
Chlorosulfate
de méthyle
tétrachlorure
d'étain
En
mélange |
|
|
16 |
Rationite |
Sulfate
de diméthyle 80%
Chloridrine
sulfurique 20%, faisant fonction de fumigène |
|
Etudiée
en 1915 et adoptée en 1917 ; envoyée aux armées en septembre
1918. sera très peu utilisée. |
20 |
Ypérite |
Sulfure
d'éthyl dichloré 80%
Tétrachlorure
de carbone ou dichlorobenzène 20%, solvant
Absence
de fumigène |
Mai
1918 |
|
21 |
Camite |
Nitrile
phénylacétique alpha bromé 87%
Bromure
de benzyl 13%
Absence
de fumigène |
|
Adoptée
en 1916, mais son chargement posa de très nombreux problèmes si
bien qu'elle ne fut pas introduite. |
22 |
Sternite |
Diphénylchloroarsine
et Dichlorophénylarsine
80/20
ou 60/40 |
|
En
projet au moment de l'Armistice. |
Ainsi, dès le mois d'août 1915, le programme de
chargement des obus chimique français était défini. A la fin de
l'année 1915, quasiment tous les chargements qui seront effectués durant
le conflit (à l'exception du sulfure d'éthyl dichloré) étaient en
cours d'étude. La Commission d'agression, une fois ce travail effectué,
pu diversifier le champ de ses recherches en travaillant par exemple, sur
les conditions tactiques d'utilisation des munitions chimiques, sur les
propriétés physico-chimiques et physiologiques de différentes
substances.
Nous passons en revue l'ensemble des substances
chargées en projectiles dont la synthèse fut réalisée :
Substance n°1 : Tétrachlorosulfure de
carbone - Clairsite.
Le professeur Urbain proposa l’utilisation du tétrachlorosulfure
de carbone, qui ne nécessitait comme matière première que du chlore et
du sulfure de carbone, matières que l’on possédait. Cet agressif fut
étudié par Bertrand et Delépine à partir du mois de juin 1915 ;
les projectiles furent baptisés des initiales des deux chercheurs :
BD1. A la fin du mois de juin, débutèrent les premiers essais en puit
d’éclatement à Vincennes, puis en champ de tir à Satory dès début
juillet. A la fin du mois, des essais réels pratiqués sur des animaux et
des hommes munis de tampons protecteurs donnèrent des résultats
concluants. Un seul bémol, la substance était très volatil et l'emploi
de projectiles chargés de ce toxique ne pouvait s'envisager que pour
obliger l'ennemi à quitter les tranchées et les abris. Son action disparaissait
assez rapidement ; il était impensable de s'en servir pour faire des tirs
de barrage (note confidentiel n°27 de la Commission du 3 août 1915).
Le tétrachlorure de carbone est un agent
incapacitant, irritant pour les yeux à un seuil d'action de 10mg/m3
et une limite supportable de l'ordre de 70mg/m3. Ses effets sont
également toxiques et mortels, essentiellement dans des lieux mal
ventilés. |
Expérience du 24 juin 1915 avec le chlorosulfure
de carbone :
On fait détonner un obus de 75mm chargé d'une gaine de 25g de
mélinite et de 400cc de chlorosulfure de carbone, à l'entrée du
puit d'essai (concentration de 1/1000). Dans le puit, immédiatement
après l'explosion, un placé lapin au fond du puit convulse pendant
près d'une minute, puis sa respiration devient très superficielle.
Il reste dans cet état pendant 17 minutes. quand on le sort du
puit, sa respiration redevient presque normale, plus lente qu'à la
normale, mais les muqueuses du nez et des yeux sont fortement
congestionnées. Le lendemain, le lapin est trouvé mort. Les essais
sur d'autres lapins donnent les mêmes résultats ; les lapins
décèdent dans les 24 ou 48 heures maximum, après être resté
dans des atmosphères toxiques de 9 à 17 minutes.
Expérience du 28 juin 1915 avec le chlorosulfure de carbone
et le phosgène :
Les expériences sont effectuées avec l'aide du four Verdier et
chauffage au coke. Les lapins placés sur le trajet du gaz
décèdent en environ 15 minutes. Un lapin placé au fond d'une
tranchée près duquel une ampoule de 90 g de phosgène explose ne
semble éprouver aucun malaise.
Expérience du 28 juin 1915 avec le chlorosulfure de
carbone :
On dispose 200 obus de 75mm chargés de 400cc de chlorosulfure de
carbone dans un rectangle de 20mx60m (1200 m2). Une tranchée
creusée dans ce terrain se trouve sous le vent des obus. On fait
détonner simultanément les obus. Tous les hommes placés entre 50
et 100m de distance des points d'explosions sont obligés de fuir,
même ceux munis d'appareils de protection. Le nuage dense roule
avec le vent et sur son passage indispose tous les expérimentateurs
sur au moins 100m. Seul ceux placés derrière un mur au dessus
duquel le nuage est passé ont pu stationner sur place. Tous les
lapins placés sur le terrain et dans la tranchée sont retrouvés
dans un état d'asphyxie et plusieurs sont décédés ou vont décéder.
|
Les autorités françaises nourrissaient beaucoup d’espoir à l’égard
des perspectives militaires que semblait offrir l’artillerie chimique.
Au mois d’août, Joffre donna son accord pour la production de 50 000
obus spéciaux chargés de tetrachlorosulfure de carbone et de chlorure de
titane, baptisé
clairsite. Malgré les efforts de Delépine et de Grignard, tous les mélanges
essayés étaient peu stables dans le temps. Les obus étaient préparés
à l'aide d'un vernissage obtenu à l'aide d'essence de térébenthine et
de braie liquide. L’utilisation des obus
spéciaux BD1 avait cependant été programmée pour l’offensive de
Champagne, prévue le mois suivant, pour laquelle fut décidé la
production d’un grand nombre d’obus spéciaux (427 000), appelés désormais
obus n°1. Dans l’urgence, un mélange de tétrachlorosulfure de carbone
et de chlorure de soufre, baptisé Lacrymite, fut également adopté et
également chargé dans
des munitions de 75 mm, malgré les protestations de Bertrand qui ne prêtait
aucune agressivité au mélange, en regard de sa volatilité. Ces obus
furent tirés lors de la phase préparatoire de l’offensive de
Champagne, les 23, 24 et 25 septembre 1915 et dans les jours suivants. Les
munitions se révélèrent effectivement inefficaces et la Lacrymite fut définitivement
abandonnée.
Les munitions chimiques chargées de
tétrachlorosulfure de carbone, utilisées lors des offensives de
Champagne, ne donnèrent pas les résultats escomptés, pour de nombreuses
raisons. La forte volatilité du produit, malgré sa stabilisation par le
chlorure de titane, le rendait impropre à un usage en munitions.
L'absence de tactique d'utilisation cohérente diffusée au sein des
artilleurs et des états-majors, fit que son usage fut irrationnel et
nombre de munitions chargées en chlorosulfure furent tirées "au
petit bonheur la chance" sans considérations stratégiques. Enfin,
une partie du toxique se décomposa au contact de l'acier de l'obus avant
le tir des munitions, si bien que son efficacité réelle fut encore
fortement obéré.
Substances n°2 et n°3 :
La Commission des gaz asphyxiant poursuivie la voie
tracée en juin 1915, en menant des recherches sur les obus incendiaires
et suffocant.
L’obus n°2, appelé obus Urbain, du nom de son
concepteur (Urbain travaillait déjà au sein de la Section Technique de
l'Artillerie à la réalisation d'un obus fumigène depuis octobre 1914), était chargé avec une solution sulfocarbonique de phosphore
contenu dans un cylindre de Celluloïd (solution de phosphore blanc avec
du sulfure de carbone). A l'éclatement, l'obus incendiaire n°2
dégageait également des vapeurs de dioxyde de soufre.
L’obus n°3, mis au point par
Job et simplement incendiaire, était chargé de bâtons de phosphore. Ces
munitions ne furent produites qu’en nombre limités et furent finalement
définitivement écartés en raison de leur inefficacité.
Substances n°4-Vincennite et n°5-Collongite :
Les essais menés en vu d’alourdir les atmosphères
obtenue avec le phosgène et l’acide cyanhydrique se poursuivirent et
les premiers chargements furent réalisés dès août 1915. Lebeau et
Urbain durent se résoudre à utiliser le chlorure d’étain et
d’arsenic comme stabilisateur, seuls produits dont on pouvait disposer.
Le phosgène fut nommé collongite, du nom de l’usine de Collonges de
Lyon qui le produisait. Le mélange d’acide cyanhydrique et de chlorure
d’arsenic fut nommé Vincennite, au regard des premiers essais menés avec ce produit à Vincennes en
juin 1915. En septembre 1915, les essais de tir réalisés au polygone de
Bourges, se révélèrent prometteurs mais démontraient encore une fois
la nécessité d’alourdir les atmosphères obtenues. Le GQG souhaitait
disposer de munitions toxiques au plus tôt ; en octobre 1915, Joffre
écrivait à Albert Thomas : « J’insiste sur la nécessité
à ce que les obus toxiques soient mis au point de la façon la plus complète
dans les plus bref délai ». Lebeau travaillait toujours à la
mise au point délicate des obus emplis de Collongite et de Vincennite. Il
ajouta à cette dernière du chlorure d’étain pour donner un mélange
appelé Vincennite binaire. Les résultats étaient toujours décevant et
en décembre 15 de nouveau espoirs apparaissaient suite à la mise au
point de la Vincennite ternaire, dans laquelle du chloroforme avait été
ajouté. Les essais menés en décembre au camps de Mailly se révélèrent
encore une fois décevant. Joffre, qui finissait par admettre que
l’introduction des obus chimique était encore prématurée, écrivit à
Albert Thomas « les gaz représentent une arme nouvelle dans
l’emploi de laquelle il est essentiel que nous prenions la première
place dès le printemps 1916 ».
Phosgène :
Le mélange, proposé par Lebeau et Urbain en juin
1915 fut le bon. Des essais en grand, pour apprécier l’efficacité du
toxique, en fonction des conditions que l’on pouvait rencontrer sur le
champ de bataille, eurent lieu les mois suivant. L’étude de ces tirs,
tout comme celle de ceux qui auront lieu sur le terrain, permit de définir
une tactique d’utilisation en une technique de tir en fonction des résultats
obtenus, et non arbitrairement à partir d’un concept théorique, comme
les Allemands procédaient alors. Les premiers tirs des obus n°5 sont
souvent fixés au 21 février 1916. En réalité, ils ont été réalisés plus tôt, une vaste opération à l'aide d'au moins 6000 coups d'obus au phosgène tirés le 21 décembre 1915, va permettre la reprise de l'Hartmannswillerkopf. L’introduction en quantité importante se fit
progressivement tout au long de l’année 1916. Les objectifs attaqués
étaient souvent les batteries adverses, qui furent neutralisées
dans de nombreux cas. Les calibres de 120 et 155 mm furent certainement
introduits après le mois d’août 1916. Le chargement n°5 fut celui le
plus utilisé par l’artillerie française durent la Première Guerre
mondiale. La production totale de phosgène, dont une partie fut utilisée
dans les vagues gazeuses dérivantes, fut de 15.800 tonnes. Un premier
procédé, étudié par Grignard et utilisant la réaction de l’oléum
sur le tétrachlorure de carbone, fut utilisé jusqu’en 1917. D’autres
procédés, catalytiques, utilisés principalement dans les usines de
Laire à Pont-de-Claix et à Calais, produisirent l’essentiel du phosgène
pour les besoins de l’armée.
Les premiers tirs d'obus français au phosgène.
Les premiers tirs français d'obus chargés en phosgène sont particulièrement difficiles à dater. Jusqu'à aujourd'hui, personne n'avait réussi à déterminer précisément à quel moment du conflit ils avaient été effectués. A défaut, la majorité des historiens s'alignaient sur la position de Rudolf Hanslian (Der Chemische Krieg, 1927) qui, sans aucune précision sur ses sources, prétend qu'ils avaient eu lieu dans la nuit du 21 février 1916, sur le front de Verdun. Cette date erronée dans la chronologie de Hanslian, semble trouver pour origine les rapports des années 1920 des Commissions d'Enquêtes sur l'industrie chimique allemande, en exécution de l'article 172 du traité de Versailles. Des détails évoqués uniquement dans ces documents sont en effet repris par Hanslian, jusqu'à cet anachronisme. Malheureusement, il manque l'essentiel de ces rapports dans les archives françaises et précisément ceux qui font part de la découverte par les militaires allemands des tirs français aux obus n°5 emplis de phosgène. Les parties manquantes peuvent cependant être complétées par des traductions étrangères, conservées dans les archives nationales en Angleterre (documents d'origine anglaise, italienne et française). Bien évidemment, il faut procéder à de nombreux recoupages pour exploiter ces informations, mais ce sont des sources uniques et souvent irremplaçables. Comme précisé plus haut, un rapport français fixe ainsi ces tirs au cours du premier jour de la bataille de Verdun, le 21 février 1916.
Pourtant, cela est très peu vraisemblable, et pour plusieurs raisons.
Premièrement, le chaos dans lequel les troupes du secteur de Verdun sont plongées, lors des premières semaines de l'assaut allemand du 21 février, ne laisse aucune place à un tir d'essai d'obus chimiques. Ce genre de tir s'exécute suite à une minutieuse préparation et un suivi précis des conditions météorologiques, sur des positions ennemies parfaitement identifiées et repérées. Dans l'enfer de Verdun et la confusion des premières semaines de combat, les troupes étaient au contraire jetées quasiment au hasard pour combler les trous de la défense, dans l'immensité du champ de bataille, où personne ne savait situer précisément l'adversaire, pas plus que les troupes amis. Cela ne laisse guerre de place à un tir d'essai d'obus toxiques, à part peut-être quelques tirs de contre-batterie.
Deuxièmement, les chargements en phosgène semblent débuter à la fin de l'été 1915 et après quelques tergiversations, les autorités françaises s'accordent pour les utiliser le plus tôt possible et dès que la production sera suffisante et qu'un stock conséquent aura été constitué. Cette décision est finalement prise suite à l'attaque d'Avocourt du 26 novembre 1915 où les rapports de l'IEEC, principalement suite aux enquêtes menées par le Docteur Flandin, concluent à l'utilisation d'obus par les allemands, dont les effets toxiques sont de l'ordre de ceux produits par le phosgène. Il faut noter que la doctrine d'utilisation de ces projectiles a été constituée suite à de nombreux tirs d'essais exécutés au camps de Mailly depuis novembre 1915, par ordre du Général en Chef et sous la direction du Grand Quartier Général. L'ensemble de ces conclusions provisoires est d'ailleurs discuté dans la séance du 8 janvier 1916 de la Commission d'Aression. Ainsi, l'artillerie française est dans la capacité d'utiliser les munitions au phosgène avant la fin de l'année 1915 ; il en existe des stocks et les fondements de leur doctrine d'utilisation sont élaborés. Pourquoi attendre encore plusieurs mois supplémentaires quand le GQG ne cessait, depuis octobre 1915, de presser les essais pour pouvoir introduire au front dès que possible les obus toxiques au phosgène ?
Troisièmement, les chimistes allemands, dans ces fameux documents recueillis par la Commission d'Enquête du Traité de Versailles, précisent avoir relancé la production de surpalite (ou chloroformiate de méthyle trichloré) en réponse à l'introduction des obus français chargés en phosgène, dans les usines de Bayer à Leverküsen et Hoechst (Farbwerke Meister Lucius et Brüning à Hochst am Main), à la fin de l'année 1915 (les installations et les chaines de production ont été débutées en juin 1915).
Extrait (traduction) : "Au début de 1916, les services chimiques de guerre allemands avaient en préparation les obus à Surpalite (depuis plus de six mois, note de l'auteur), quand lors de la bataille de Verdun apparu les obus français de 75mm au phosgène et leurs terribles effets létaux, qui firent grand effet dans les rangs des armées allemandes. (...) L'introduction des obus à croix verte chargés en Surpalite et en tous calibres, fut la réplique immédiate".
Les premiers tirs des munitions allemandes à la surpalite, nommées K2 puis croix verte, furent ensuite réalisés le 9 mars 1916. Il est peu probable que la décision de relancer la production puis celle de réaliser les chargements aient pu aboutir en quelques jours pour enfin planifier une offensive à l'aide de ce toxique immédiatement après.
Enfin, à la fin de l'année 1915, nous savons qu'il n'existe aucune autre munition chimique d'artillerie disponible en dehors de celles chargées en phosgène, mises en réserve depuis le début de leur chargement à la fin de l'été 1915. Plusieurs rapports des archives françaises évoquent des tirs expérimentaux d'obus spéciaux à cette époque. Il est ainsi fort probable que des tirs d'obus au phosgène aient été pratiqués en novembre et décembre 1915, si l'on se réfère à ces documents qui évoquent l'efficacité de tirs chimiques de contre-batterie. On retrouve également des documents du Général en Chef prescrivant, en janvier 1916, de continuer les essais d'obus toxiques "à l'intérieur" (c'est à dire essentiellement sur les polygones de tir), en opposition à ceux qui ne sont pas cités, à priori "au front". Pourquoi préciser dans ces ordres de continuer ceux là, si d'autres pratiqués sur le front n'avaient pas eu lieu ?
Prudemment, dans l'ensemble des rapports évoquant ces tirs conservés dans les archives françaises, aucun n'est clairement daté ni circonstancié ; le secteur n'est pas défini et bien évidemment les unités concernées ne sont que très rarement citées. Par exemple, une publication du Ministère de l'Armement datée de 1917, "Conférence sur les obus spéciaux", évoque précisément un tir d'obus chimiques les 22, 28 et 29 novembre 1915, réalisé par l'Artillerie Divisionnaire de la 66e Division d'Infanterie. Aucun des Journaux de Marche des unités engagées dans cette division ne permet de recouper ces informations autour de ces dates. A l'évidence, les pistes ont été brouillées.
Pour toutes ces raisons, nous avions évalué l'introduction des obus chargés en phosgène à la fin de l'année 1915, sans pour autant avoir de preuves concrètes...
Il faut bien comprendre que cette première utilisation de munitions chimiques, dont la seule fonction est de tuer l'adversaire, est une date marquante et symbolique de la guerre chimique. Elle marque en effet la première violation indiscutable des Conventions Internationales de La Haye de 1899 et 1907 qui prohibent l'utilisation "de projectiles dont le seul objectif est de diffuser des gaz asphyxiants ou délétères".
La volonté des autorités militaires était de disposer au plus tôt de projectiles aux capacités foudroyantes, dès l'été 1915. Cela signifiait de mettre en œuvre des munitions les plus nocives possibles - c'est à dire létales - au mépris de toutes les Conventions Internationales existantes. Les militaires français avaient parfaitement conscience que le chlore employé par les Allemands à Ypres n'avait qu'une faible toxicité et que les projectiles chimiques qu'ils utilisaient avaient des propriétés lacrymogènes en plus de leurs propriétés toxiques (rapport de la Commission d'Agression du 17 août 1915, sur l'objection morale d'utiliser des substances létales et sur l'objectif recherché). Aucune convention n'interdisait l'emploi d'un projectile d'artillerie qui, en plus d'effets brisants, avait des propriétés irritantes et toxiques. En revanche, les accords internationaux interdisaient l'usage d'un projectile aux seules capacités toxiques, dont les effets ne seraient prévenus par aucun autre symptôme.
En somme, les discussions transcrites au travers des documents français sont unanimes : la doctrine française ne devait pas se laisser guider par des considérations de "sentimentalité" ou de respect de conventions, mais uniquement par les résultats attendus s'ils s'avéraient possibles. En réalité, il n'y eu aucune objection à utiliser des substances létales et à violer la Convention de La Haye. Les autorités prirent cependant la précaution de n'utiliser ces substances dans des munitions d'artillerie que quand la capacité de production française fut jugée suffisante pour ne pas avoir à souffrir de représailles allemandes plus importantes ; "la question légitimité d'emploi ne se pose pas, la seule question qui se pose est une question industrielle. Du jour où on aura répondu à cette question par l'affirmative, l'emploi s'en suivra naturellement". Cet avis tranché et glaçant, est motivé dans un courrier de la commission du 2 août 1915, approuvé par le Général Commandant en Chef.
Opération chimique au 'Hartmannswillerkopf
Finalement, ce sont des documents d'origine privée qui vont permettre de connaître une des premières (ou la première ?) opération au front à l'aide des obus au phosgène. Très aimablement confiée par son propriétaire, elles permettent en s'appuyant sur les JMO des unités engagées, de faire le jour sur ces tirs. Il n'existe malheureusement aucun document dans les archives françaises des services chimiques, évoquant cette opération. C'est par ailleurs une généralité, les archives françaises se démarquent par leur extrême pauvreté sur l'aspect offensif de l'utilisation de l'arme chimique.
En effet, selon les archives privées du général Verguin (alors chef d'escadron et commandant d'un groupement d'artillerie), un ordre du général Serret (alors chef de brigade, commandant par intérim la 66e D.I, qui se bat à l'Hartmannswillerkopf dans les Vosges) en date du 12 décembre 1915 fait mention d'une mission spéciale au Hartmannswillerkopf, dans le cadre de l'offensive en préparation qui vise la reprise du sommet du col qui domaine la plaine d'Alsace. Le 18 décembre, le général évoque alors un tir d'obus spéciaux et les ordres d'opération sont diffusés le 19. Les tirs doivent être effectués en majorité avec des obus n°5 chargés en phosgène, complétés par des obus n°2 et 3, des obus incendiaires et suffocants au phosphore blanc qui ont la particularité de créer un épais nuage fumigène qui doit stabiliser et clouer au sol le nuage de phosgène. En ligne du côté allemand, ce sont les 14. Jäger, le R.I.R. 78 et le Ldw. Inf. Rgt. 99 qui tiennent le front. L'offensive est prévue le 21 décembre, le tir de préparation d'artillerie commencera à 9h15 et les troupes d'assaut s'élanceront sur le terrain à 14h15.
- Deux batteries de 75mm du groupement Verguin sont chargées d'un tir d'obus spéciaux pour préparer le terrain avant l'assaut des troupes, dans le secteur de la cuisse gauche dit "le nid à boches". La 25e batterie débute son tir à 9h15 et le poursuit jusqu'à 11h45, soit pendant 2h30. 2000 obus spéciaux sont envoyés sur le terrain. Le tir débute à cadence maximale, toutes les pièces tirant simultanément à la cadence de 10 coups/minute pendant 5 minutes. Le nuage de gaz est formé dès la troisième minute, dans un carré de 200 mètres de côté. Il est ensuite entretenu par un tir continu de deux pièces par alternance, toujours à la cadence de 10 coups/minute et par pièce. En réalité, la cadence moyenne selon le rapport du chef d'escadron Langlois se porte à 8 coups/minute, ce qui laisse supposer par ailleurs que des pauses ont été ménagées pendant les 2h30 du tir. La cadence a en effet été ajustée de façon à entretenir la densité du nuage, qui se fixe dans sa partie la plus dense à environ dix mètres au dessus du sol. Les JMO des batteries précisent : "Les nuages des obus spéciaux des batteries Hubert et Zimberlin se forment bien. Le vent NO les ramènent sur les lignes allemandes".
Le tir s'interrompt de 11h45 à 12h45 où il est repris par la 26e batterie à la cadence de 10 coups/minute, les pièces se relayant de façon à ce que deux d'entre-elles soient constamment en action. 1500 obus spéciaux sont envoyés sur la même bande de terrain, tandis que les autres pièces opèrent un tir de destruction sur les réseaux de barbelés à raison de 3 obus explosifs par mètre courant. Les tirs chimiques s'arrêtent à 14h00, laissant le temps au nuage de se dissiper avant l'arrivée des troupes d'assaut qui s'élancent à 14h15.
- Deux batteries du groupement Roche effectuent un tir en contrebas vers la vallée, dans le secteur des tranchées de la Vigne et de la Haie, au nord de Wattwiller. Une rafale de 2500 obus spéciaux est envoyée à 12h45.
- L'artillerie du secteur Nord de la R.F.B. intervient en soutien aux opérations de la 66e D.I. avec notamment 6 canons de 75mm destinés à faire des tirs d'obus spéciaux, sur des batteries adverses.
Nous reviendrons ultérieurement en détails sur cette opération. Les résultats recueillis par les officiers des troupes d'assaut et les différents observateurs sont consignés dans un rapport d'opération du commandant Langlois : "(...) les troupes d'attaque ont déclarées n'avoir jamais vu l'artillerie faire un si beau travail ; (elles) se sont portées sur les points à elles assignés de la ligne ennemie, l'arme à la bretelle". Tous les occupants des tranchées et des abris allemands qui n'ont pas évacué immédiatement le secteur, sont retrouvés morts asphyxiés. Les objectifs noyés sous les nuages de phosgène sont pris sans résistance. Parmi ceux qui sont faits prisonniers dans les lignes plus en arrière, certains meurent en étant amenés vers les lignes françaises. Sur le sommet noyé par la nappe de phosgène, le succès est total. Les français pénètrent profondément dans le dispositif allemand.
Dès le lendemain, le 22 décembre, les Allemands contre-attaquent et parviennent à reprendre presque toutes les positions perdues la veille. Les français sont surpris par la rapidité de la réaction allemande, le 152e RI est encerclé au sommet et presque entièrement anéanti. Environ 600 Français sont tués et 1 500 sont faits prisonniers après une résistance héroïque et acharnée. Les troupes allemandes occupent à nouveau une grande partie de leurs positions de la veille. Le sommet du Hartmannswillerkopf, après avoir été noyé dans un nuage épais de phosgène et de vapeurs de phosphore, est recouvert de cadavres français…
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Vincennite :
Les projectiles chargés en Vincennite furent long et
délicats à mettre au point. Une fois la stabilisation des atmosphères réalisée,
il fut nécessaire de réaliser de nombreux essais de tir pour définir
une technique d’utilisation adéquate. En effet, l’acide cyanhydrique
possédait des propriétés toxiques redoutables, tuant immédiatement,
sous réserve qu’une concentration suffisamment importante soit obtenue.
En dessous de cette valeur, les résultats étaient nuls.
Des essais comparatifs furent réalisés à partir de
septembre 1915, avec des chargement de phosgène, de clairsite et de
Vincennite, sur des zones reproduisant les conditions du front (sous bois,
en tranchée, en abris, à l'air libre). Différents animaux étaient
placés dans différentes parties de la zone bombardé. Le phosgène fut
à chaque fois reconnu comme largement supérieur à la Clairsite, mais
les résultats de la Vincennite furent décevants.
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Rapidement, Lebeau tenta d'alourdir les vapeurs de
Vincennite en chargeant un mélange composé pour moitié d'acide
cyanhydrique et de trichlorure d'arsenic. Le mélange fut nommé
Vincennite binaire et fut rapidement remplacé par une Vincennite ternaire
en remplaçant une partie du trichlorure d'arsenic par du tétrachlorure
d'étain.
Enfin, le mélange final baptisé 4V4 ou Vincennite
quaternaire renfermait 50% d'acide cyanhydrique(Forestite), 30% de
trichlorure d'arsenic (Marsite), 15% de tétrachlorure d'étain (Opacite)
et 5% de chloroforme.
De fait,
l’introduction de ces projectiles fut retardée au 1er
juillet 1916, lors de l’offensive de la Somme. En octobre 1916, dans un
ordre émanant d’un général commandant allemand et intercepté par les
services français, on pouvait lire : « L’ennemi à employé
des obus asphyxiants à effets très rapides et mortels. Il a été
presque impossible de mettre les masques à temps ». Il fut produit
4.160 tonnes de Vincennite, chargé 3 700 000 obus de 75mm et 1 080 000 de
calibres supérieurs.
Les substances lacrymogènes
Curieusement, les autorités françaises repousseront
l’utilisation des obus n°4 et n°5, en raison de leur trop forte
toxicité, rejetant leur introduction jusqu’au moment ou l’ennemi
ferait usage des mêmes substances ou de substances de toxicité
similaire. Les obus chargés de palite, qui étaient utilisés par les
Allemands depuis le 18 juin 1915, avaient pourtant une toxicité assez
proche de celle du phosgène, seulement, les chimistes français en
prendront conscience bien plus tard (voir plus haut). La Commission se pencha donc sur
l’utilisation de substances moins toxiques. Paradoxalement, la France
qui, la première, a introduit l’usage de substances lacrymogènes,
n’envisagea pas immédiatement l’emploi de cette catégorie de
toxiques. Il est vrai que la notion de classement des agressifs en
fonction de leurs propriétés physiologiques, n’existait pas, et les
lacrymogènes ne paraissaient pas retenir l’attention des chercheurs, étant
souvent considérés comme des substances non toxiques, donc inintéressantes.
De nombreux produits, très efficaces, avaient pourtant été proposés
avant le 22 avril 1915. Par exemple, au début de la guerre, monsieur
Blanc, directeur des laboratoires d’analyses des conserves à
l’intendance, avait proposé d’utiliser les dérivés nitrés du
chlorure de benzyle. La chloropicrine, une substance suffocante et
lacrymogène, avait été étudiée pour le compte de l’armée, de 1906
à 1911, puis ces études avaient été reprises par Bertrand en février
1915. Seulement, l’efficacité de ces produits était alors jugée de façon
subjective, en s’attachant essentiellement aux propriétés irritantes
qu’ils produisaient. Cette situation connut alors un net revirement à
la fin du mois de juin 1915, lorsque les Allemands utilisèrent
massivement ce genre de produits. Les généraux demandèrent alors
l’envoi d’obus ‘’suffocants’’
chargés de corps aux propriétés voisines de l’éther bromacétique.
On envisagea donc le chargement d’obus avec les deux produits lacrymogènes
que l’on utilisait dans les grenades suffocantes : le bromacétate
d’éthyle (ou éther bromacétique) et la chloracétone. Seulement, les
quantités de ces substances, nécessaires à la production d’un nombre
d’obus spéciaux conséquent, étaient bien plus importantes que celles
que l’on pouvait fabriquer. Malgré tout, la décision fut prise, fin
juillet 1915, d’augmenter la production de ces substances. La France ne
disposant pas encore d’approvisionnement en brome et en chlore, il
fallut trouver autre chose.
Les Anglais semblaient obtenir des résultats
intéressants avec des dérivés iodés, une alternative aussitôt envisagée
du côté français. A la fin du mois d’août, Moureu, secondé par le
pharmacien Dufraisse, débutèrent des recherches sur l’iodure de
benzyle. Dufraisse fut grièvement intoxiqué lors de ces recherches, et
ce corps fut baptisé fraissite (substance
n°12).
L’iodacétone (substance n°10 ou Bretonite) fut également
étudiée par Kling, Grignard et Bertrand. Ces produits, aux propriétés
lacrymogènes puissantes, furent chargés dans des projectiles de tranchée,
puis, la fraissite, en obus, seulement à la fin de l’année 1916 (avec
tube centrale chargé de fumigène, dans 125 000 projectiles de 75mm). En
effet, il fut nécessaire d’attendre la fabrication d’obus verré intérieurement,
le toxique n’étant pas compatible avec le contact direct de l’acier .
En raison du prix élevé des dérivés iodés, utilisés également en
masse par le Service de santé, leur usage resta relativement restreint.
La Bretonite fut cependant chargée dans 35 000 projectiles de 75mm, à
double vase de plomb (en quantité égale avec de l'Opacite). Mais le prix
élevé de la fabrication de ces projectiles stoppa leur production.
Le chlorure de benzyl orthonitré- Cédénite,
substance n°11, en mélange avec du chlorure de benzyl, fut
également chargé dans 40 000 projectiles de 75mm à double vase de plomb
avec de l'Opacite. Pour les mêmes raisons que l'iodacétone, son usage
fut abandonné.
En juillet 1915, toujours à la suite de travaux
anglais, l’usage de l’acroléine-Papite (substance n°8), baptisée papite en
regard des études menées par Lepape pour son usage, fut envisagé et étudié
par Lepape et Moureu. C’est un lacrymogène très puissant, possédant
des propriétés également suffocantes et toxiques. Une forte
concentration de ce produit était susceptible de provoquer la mort en une
minute. Son action assez fugace permit son chargement dans toutes les
grenades suffocantes françaises à partir de 1916, leur conférant ainsi
une redoutable efficacité dans les espaces clos. Son utilisation en obus
fut retardé jusqu’à la réalisation d’obus verrés, mais son usage
fut restreint en raison de son instabilité, malgré les efforts de
Dufraisse, Robin et Pougnet. L'acroléine nécessitait en effet d'être
séparée de la paroi d'acier de l'obus et également du fumigène,
enfermé dans un tube centrale (25% d'Opacite ou trichlorure d'arsenic).
Au départ du coup, le tube se rompait parfois et faisait exploser l'obus
sur sa trajectoire.
En raisons des difficultés liées à
l’approvisionnement en matières premières et à la réalisation
d’enveloppes de munitions compatibles aux substances lacrymogènes, les
approvisionnements en projectiles lacrymogènes ne seront conséquent
qu’à partir de 1917. Au début de 1917, ils n’étaient constitués
que des munitions n°10,11,12 et 13 (ces dernières n’existant que pour
les bombes de tranchée de 58 T). Dans des conditions favorables, la durée
de leurs effets était d’une heure pour les obus n°10 et 13 (Iodacétone
et Chlorosulfonat d’éthyle), de trois heures pour les n°11 (chlorure
ou bromure de nitrobenzyle) et de plus de vingt-quatre heures pour les n°12
(iodure et chlorure de benzyle). Il fallut attendre que la production en
brome soit suffisante pour que ces substances soient avantageusement
remplacées par la bromacétone dans les obus n°9 au courant de l’année
1917. Les quantités devinrent alors beaucoup plus importantes et
l’usage des munitions lacrymogènes, dont l’une des caractéristiques
était la persistance de leurs effets sur le terrain, devint bien plus fréquent.
Les substances fabriquées par l’Allemagne
En octobre 1915, grâce aux études de Lebeau, on réalisa
que le nouveau masque allemand ne protégeait pas contre les substances
lacrymogènes, tel que la bromacétone, la bromométhyléthylcétone, le
bromure de benzyle, et que la palite traversait également son filtre. La
production de ces substances fut donc rapidement envisagée. Les
substances lacrymogènes furent étudiées au laboratoire de Moureu. La
fabrication de bromure de benzyle et de bromacétone fut au point au début
de 1916, mais il faudra attendre que la production de brome soit
suffisante pour produire de grandes quantités de ces produits. Le bromure
de benzyl (substance n°14 ou Cyclite), dont la synthèse put être réalisée
dès janvier 1916, étant jugé
peu toxique, fut finalement réservé à la production d’atmosphères
toxiques pour l’entraînement des troupes.
La bromacétone (substance n°9
ou Martonite), fut utilisée chargée en obus à la fin de 1916 ; 481
tonnes furent produites pour un chargement de 110 000 obus de 75mm et de
105 000 de calibre supérieur. Le fumigène était enfermé dans un
centrale (15% d'Opacite ou tétrachlorure d'étain) émaillé, la
bromacétone réagissant avec les métaux et devenant moins active ; elle
réagissait violemment avec les fumigènes. Elle était ainsi chargée
dans un obus verré intérieurement.
La bromométhyléthylcétone (substance n°9B ou
Homomartonite), ne put être synthétisée avant le mois d’avril 1918.
La palite ou Cipalite (substance n°6) et ses dérivés plus
chlorés furent étudiées au laboratoire municipal de Kling, mais on préféra
finalement l’usage du phosgène, qui présentait plusieurs avantages. Malgré
cela, 79 tonnes furent produites, 120 000 projectiles de 75mm et 6 600 de
calibres supérieurs furent chargés. Contrairement à la palite, qui
nécessitait d’être isolée par une chemise en plomb dans le corps de
l’obus, le phosgène pouvait être chargé directement en contact avec
l’acier du projectile, et ne nécessitait donc pas la fabrication d’un
obus particulier. Le phosgène ayant en plus des propriétés particulièrement
insidieuses, il avait l’avantage, avec une toxicité légèrement supérieure
à celle de la palite, d’être une substance capable d’intoxiquer un
individu sans qu’il s’en aperçoive.
Le chlorosulfonate d’éthyle (substance n°13 ou
Sulvinite), qui fut étudié par Grignard, ne put être utilisé que dans
des obus verrés et on du attendre la fin de l’année 1916 pour son
chargement. A la fin de l’année 1915, Levaillant, au laboratoire de
Simon, travailla à la réalisation du chlorosulfonate de méthyle (nommée
Vaillantite), plus puissant. Son usage fut dès lors envisagé, puis
finalement écarté par la suite, lorsqu’on disposa de substances plus
agressives. Simon repris les recherches sur un mélange de sulfate de méthyle
et de chlorhydrine sulfurique (substance n°16 ou Rationite) qui fut adopté
en 1917 et expédié aux armées en septembre 1918. Au total, 40 tonnes de
ce mélange furent produites, 31 000 projectiles de 75mm chargés et 1200
de gros calibres.
Enfin, à la fin de 1915, on envisagea de nouveau
l’utilisation d’un corps connu et étudié depuis longtemps, la
chloropicrine (substance n°7 ou Aquinite). Elle fut proposée et étudiée
dès 1905, au sein d’une Commission secrète dite « des matières
puantes », réunie en vue d’étudier l’usage militaire
d’agressifs chimiques. Des essais avaient été réalisé à Satory,
ainsi que des tests de conservation dans les métaux. Gabriel Bertrand
l’avait également proposé en février 1915, mais sa toxicité jugée
alors comme moitié moindre que la chloracétone, c’est cette dernière
qui fut alors préférée. Haller l'avait à nouveau proposé le 17 août
1915. Seul problème, l'acide picrique nécessaire à sa préparation
était alors réservé au Service des Poudres. Des essais et l'étude de
cette substance commencèrent alors. En octobre 1915, le capitaine Nicolardot,
ancien membre de la Commission des substances puantes, repris son travail
au laboratoire de Haller et Bertrand le sien. Les recherchent aboutirent
rapidement mais en raison d’un manque de matières premières, elle fut
chargée en obus seulement à la fin de 1916. Il fut produit 493 tonnes de
chloropicrine pendant le conflit, 25 000 obus de 75mm et 143000 de
groscalibres furent chargés. Elle fut utilisée dans une opération
par vague gazeuse au début de 1918. Le mélange utilisé en projectile
était composé de 75% de chloropicrine et de 25% de tétrachlorure
d'étain, chargé directement dans le corps de l'obus.
Les vésicants.
L’apparition de l’Ypérite, en juillet 1917,
devait bouleverser les certitudes acquises depuis le début des hostilités
chimiques. L’ypérite représentait une innovation majeure dans la
guerre chimique, alors que qu’il ne s’agissait pas d’un produit
inconnu auparavant. Le chimiste allemand Victor Meyer l’avait décrit en
1884 et ses publications étaient connues. Au début de 1916, le médecin
aide-major Chevalier l’avait proposé aux services chimiques français.
Ses effets physiologiques avaient été étudiés au laboratoire de Mayer
et son étude chimique réalisée dans celui du professeur Moureu. Les
chercheurs mirent en évidence ses propriétés vésicantes mais,
extraordinairement, ne la retinrent pas, étant moins toxique que le phosgène
et l’acide cyanhydrique.
Si les chercheurs s’étaient privé d’une
occasion sans égal de prendre l’ascendant sur l’Armée allemande, ils
réussirent cependant à identifier le produit disséminé par
l’artillerie adverse en quelques jours. Dès
lors, les chercheurs se mobilisèrent pour trouver une méthode de
synthèse rapide. Il y eut de nombreux blessés lors de ces études, réalisées
au laboratoire du professeur Moureu et dans celui de Bertrand. A la fin de
1917, Job et Bertrand orientèrent leurs recherches vers une méthode de
synthèse inédite qui s’avéra être la bonne. Le procédé était
trente fois plus rapide que celui utilisé par l’Allemagne.
Le développement
de la fabrication put être réalisé grâce au laboratoire de recherche
de la Société chimique des Usines du Rhône, qui arriva le premier à la
solution du problème industriel. L’organisation de la production fut
alors confiée au lieutenant Frossard du Cabinet du Ministre de
l’armement et au lieutenant Kap-Herr de la Section technique et
industrielle. Le laboratoire de la Société chimique des Usines du Rhône
mit au point un procédé permettant la fixation de l’éthylène sur le
bichlorure de soufre au sein du tétrachlorure de carbone. Ainsi, 1509
tonnes d’ypérite furent produites, de mars 1918 jusqu’à
l’Armistice. Le procédé fut également monté à la poudrerie d’Angoulême
qui produisit 77 tonnes jusqu’à l’Armistice. Un second procédé, au
protochlorure de soufre fut monté dans deux usines ; à la Société
de Chlore liquide à Pont-de-Claix et à l’usine de la Société de
Savonnerie et de Stéarinerie de Lyon. La riposte française par des tirs
à obus chargés d’yperite (substance n°20) fut effective dès le 9
juin 1918. Les premiers bombardements français infligèrent des pertes
très sérieuses aux armées allemandes, qui ne s'attendaient pas à cette
réplique avant des années. Au total, 1968 tonnes du produit furent synthétisées et une
partie put être cédée aux armées anglaises et américaines.
Les premiers obus chargés en Ypérite portaient le
numéro 17, mais fut changé pour le numéro 20 pour éviter toute
confusion dans les marquages avec les obus de 75mm modèle 1917. Les
premiers chargements débutèrent en avril 1918 malgré de nombreuses
difficultés rencontrées. En mai 1918, 100 000 coups étaient disponibles
et les capacités de production ne cessèrent d'augmenter. A la fin du
conflit, la production journalière s'élevait à 40 000 obus de 75mm
chargés en Ypérite.
La production fut lancée dans plusieurs sites :
Société chimique des Usines du Rhône à Saint Fons, poudrerie
d'Angoulême, Société du Chlore liquide à Pont-de-Claix, Stéarinerie
de Lyon, Usine du Rhône à Roussillon, Poulenc à Vitry, Usine
Descollonges à Lyon.
Les chargements débutèrent dans les ateliers de
Vincennes le 8 avril 1918 et à Pont de Claix le 19 avril 1918 et à
Salaise le 20 avril. Après quelques jours de chargements, on déplorait
déjà plus de 150 accidents aux ateliers de Vincennes. Ce dernier atelier
cessa le chargement d'Ypérite en juin 1918. Aubervilliers fut également
en charge de ce travail de mai 1918 à septembre 1918. Puis, le relais fut
pris à partir de l'été 1918 par Pont-de-Claix et Salaise qui s'étaient
fortement développés depuis leur formation.

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Obus de 75mm modèle 1915 chargé en Ypérite dans du
Tétrachlorure de Carbone.
Chargement à Aubervilliers le 6 mai 1918. |
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D'autres composés vésicants furent étudié dans
différents laboratoires de l'IEEC, notamment l'Ypérite bromé (Sulfure
d'éthyle dibromé) au laboratoire de Moureu et une étude systématique
sur les composés pruriant et vésicants fut débutée.
Les
recherches sur d'autres classes d'agressifs.
Nous n'avons évoqué ici que les substances dont
l'étude déboucha sur le chargement de munitions chimiques. De nombreuses
substances furent étudiée dans cette objectif, mais ne débouchèrent
pas nécessairement sur un chargement pendant le conflit.
De nombreux corps dont la toxicité était connu
depuis longtemps furent envisagés en 1915 ; leur étude s'étala souvent
sur plusieurs années. L'ensemble des recherches sur les produits
agressifs alla de façon croissante durant la Guerre, mais c'est surtout
vers la fin de 1917 qu'elles prirent une grande ampleur. En effet, la
pénurie de matières premières nécessaires à la production des
agressifs connus incitât le commandement à diriger les recherches vers
des composés différents de ceux alors utilisés.
Substance n°4B-Vitryte
Les essais menés sur l'acide cyanhydrique
débouchèrent dès 1916 sur l'étude d'un composé très proche et se synthétisant
de façon analogue, le chlorure de cyanogène (Mauginite). Il fut
étudié par le sous lieutenant Mauguin (d'où le nom donné à la
Mauguinite, alias chlorure de cyanogène utilisé dans les munitions 4B
chargée en Vitryte) sous la direction du professeur Simon. Il est un gaz
extrêmement toxique (point d'ébullition, 13,8°C), tout comme l'acide
cyanhydrique, et présente en outre la propriété de n'être que peu
retenu par les cartouches filtrantes de masques respiratoires. On
détermina un mélange composé de 70% de chlorure de cyanogène (Mauguinite)
et de 30% de trichlorure d'arsenic (Marsite) baptisé Vitryte, possédant
un point d'ébullition de 15°C. La fabrication industrielle démarra dans
les usines Poulenc en mai 1917. La Vitryte nécessitait d'être
réfrigérée pour son chargement, aussi celui-ci fut-il effectué à
l'atelier du fort d'Aubervilliers, dans les même installations que celles
destinées au phosgène. Son chargement intervint à partir de 1918.
240 tonnes de Vitryte furent produites, 115 000 obus
de 75mm et 28 000 obus de 155 mm furent chargée en Vitryte et furent
réservés pour un usage massif fin 1918. L'Armistice intervint avant
qu'elle puisse être introduite massivement.
D'autres composés appartenant à la famille des
dérivés cyanés furent étudiés, essentiellement par Delépine. Les
plus intéressants furent les sulfocyanates d'éthylène et de
méthylène (sternutatoires) et surtout le chlorosulfocyanate de
méthyle, un puissant toxique avec des propriétés à la fois
irritante, suffocante, sternutatoire et vésicant.
Moureu envisagea l'emploi en 1916 du chlorure de
phénylcarbylamine, qui ne fut pas retenu car jugé insuffisamment toxique
; l'Allemagne l'utilisa dans ses chargements à partir de mai 1917.
Les dérivés arséniés furent l'objet
d'études approfondies. Proposé par un imminent chercheur pharmacien,
Ernest Fourneau, en décembre 1915, la dichlorométhylarsine, un
sternutatoire et vésicant utilisé par les Allemands près de deux
années plus tard. Malheureusement, Fourneau fut blessé lors d'une
manipulation de produits dangereux et ses travaux ne reprirent qu'en 1917.
Le laboratoire du professeur Tiffeneau proposa en
août 1918 un procédé de synthèse de la dichlorophénylarsine
extrêmement simple et peu coûteux.
Le professeur Bougault secondé par le pharmacien
aide-major Robin découvrirent et étudièrent de nombreux composés
arséniés, comme la dichlorophénylarsine dont ils avaient
décrits un procédé de synthèse extrêmement performant, ainsi que la diphénylchloroarsine.
Le mélange de ces deux substances devait donner les chargements en obus
n°22 et appelé Sternite (diphénylchloroarsine
solide dissoute dans une solution de dichlorophénylarsine). Ces
munitions ne furent jamais produites, leur chargement dans un obus
spécifique etant encore à l'étude à l'Armistice.
Tonnage
des agents chimiques utilisés chargés en munitions d’artillerie
par la France
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Phosgène
ou collongite, obus n°5
|
15 800
tonnes
|
Acide
cyanhydrique ou Vincennite, obus n°4
|
4 160
tonnes
|
Sulfure
d’éthyl dichloré ou ypérite, obus n°20
|
1 968
tonnes
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Chloropicrine
ou Aquinite, obus n°7
|
493
tonnes
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Bromacétone
ou Martonite, obus n°9
|
481
tonnes
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Chloroformiate
de méthyl chloré ou palite, obus n°6
|
79
tonnes
|
Sulfate
de diméthyle ou rationite, obus n°16
|
40
tonnes
|
Iodacétone
ou Bretonite, obus n° 10
|
36
tonnes
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Du
1er juillet 1915 au 11 novembre 1918, les quantités de projectiles chargés
s’élevèrent à : 13.193.000 obus de 75 mm et 3.930.000 obus de
105 mm à 155 mm et de
bombes.
Réalisation industrielle
Fabrication des obus spéciaux durant le conflit
:
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Obus de 75mm |
Obus Lourds (essentiellement du calibre
105 acier et 155 F.A.) |
Total |
Obus n°4
Obus n°5
Obus n°7
Obus n°9
Obus n°20
Autres |
3.700.000
5.400.000
25.000
110.000
2.200.000
1.265.000 |
1.000.000
2.200.000
150.000
100.000
240.000
110.000 |
4.700.000
7.600.000
175.000
210.000
2.240.000
1.375.000 |
Total |
12.500.000
Dont 10.000.000 de toxiques et 500.000 lacrymogènes |
3.800.000
Dont 3.300.000 toxiques et 260.000 lacrymogènes |
16.300.000
|
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