L’attaque au
gaz d’Ypres, comme le souhaitait l’état-major allemand, prenait
l’armée française complètement au dépourvu. Les premières attaques
par vagues, avaient intoxiqué et tué un grand nombre de soldats, sans
pour autant permettre aux allemands d’obtenir un résultat probant.
Malgré l’utilisation depuis le début de l’année 1915 des premières
substances lacrymogènes, la France n’avait rien prévu, ni pour la
protection de ses soldats, ni pour une éventuelle riposte. Le plus
pressant fut de fournir un moyen de protection efficace à l’armée.
Mais pour cela, il fallait savoir en premier lieu contre quoi se protéger,
car personne chez les Alliés, ne savait avec précision quel gaz les
Allemands avaient utilisé à Ypres. Il n’existait aucun d’organisme
scientifique à qui confier la tâche de l’aménagement des recherches
sur cette question.
Le général Curmer, de la Section technique du Génie,
était depuis le début de la guerre chargé d’étudier toutes les
propositions d’armes nouvelles comme les lance-flammes, les mortiers,
ainsi que les moyens de protection de la troupe, comme les cuirasses. Dans
l’urgence, le général en chef lui demanda de se mettre en relation
avec les personnalités les plus qualifiées pour mener à bien les
recherches. Les premières personnes à qui s’adressa Curmer furent André
Kling, directeur du laboratoire municipal de la ville de Paris, et Gabriel
Bertrand, chef de service à l’Institut Pasteur. Tous deux avaient déjà
étudié les substances lacrymogènes et suffocantes en relation avec les
autorités militaires et étaient les plus à même pour débuter les
recherches. Kling, par ordre du ministre, se rendit à Ypres pour
recueillir le maximum d’informations.
Sur place, très rapidement, le caporal Launoy précisait
que la substance utilisée comme gaz par les allemands semblait être du
chlore. Un autre rapport, rédigé le 22 avril par le pharmacien–major
de deuxième classe Didier, du 36e C.A., conclut qu'il s'agit
de chlore. Le 26 avril, c’est Bertrand qui, dans une lettre adressée au
général Curmer, rapportait qu’il s’agirait vraisemblablement de
chlore. Il précisait que l’industrie allemande en produisait en grande
quantité et le vendait avant guerre à l’état liquide et sous pression
dans de grands cylindres d’acier. Enfin, le 27 avril, Kling établit, à
son tour, avec l’ingénieur du Génie maritime Cartier, qu’il
s’agissait bien de chlore. Il proposait d’utiliser, plutôt que le bâillon
humide, des pétards de poudre noire, qu’il suffirait d’envoyer, selon
lui, directement sur la vague, quand celle-ci aborderait la tranchée.
Cette proposition, pour le moins étonnante, montrait à quel point la
question de la protection prenait au dépourvu les autorités militaires.
Le général Curmer se rendit au ministère (4e
direction) et proposa au général Chevalier de constituer une commission
réunissant quelques savants, pour envisager au plus vite les moyens de
protection et de riposte. Celui-ci accepta en principe l’idée, mais préféra
une simple réunion à une commission permanent. Cette regrettable
opposition à la constitution d’une structure rationnelle, à la fois
civile et militaire, fut à l’origine d’un manque cruel de
centralisation des moyens de lutte contre les gaz, qui devait durer jusqu'à
la création des services chimiques au mois de juillet 1915. Jusqu'à
cette date, le sous-secrétariat de l’artillerie et des munitions
entendait bien étendre son domaine d’attribution aux questions
relatives aux gaz asphyxiants.
Le général Curmer convoqua donc, dans une réunion
qui devait avoir lieu le 28 avril, au siège du comité du Génie :
Messieurs Haller, Gauthier et Deslandres (ce dernier en tant que météorologiste),
tous trois membres de l’Institut Pasteur, monsieur Kling, du laboratoire
municipal, monsieur le professeur Bertrand, pharmacien de l’institut
Pasteur, monsieur Urbain, professeur à la Sorbonne, monsieur Chaumat,
sous-directeur de l’Ecole supérieure d’Electricité, monsieur le médecin
principal de deuxième classe Arnauld, le colonel Mourral, de la Section
technique du Génie, le lieutenant-colonel Jouhgandeau, de la Section
technique de l’Artillerie, et enfin plusieurs représentants de
l’industrie chimique.
Les questions abordées à cette réunion concernèrent
les moyens de riposte dont pouvait disposer la France, évalués grâce à
un mémoire rédigé par Monsieur Chaumat. Les experts tentèrent de définir
les propriétés chimiques et toxiques des substances pouvant présenter
un intérêt militaire. Ils proposèrent quelques composés dont on
pouvait, selon eux, envisager l’utilisation au regard des difficultés
de production. Mais malgré la bonne volonté des autorités présentent,
il fallut se rendre à l’évidence : tout restait à créer pour
rationaliser la mise sur pied de la riposte chimique attendue. On comprend
alors la formidable avancée que les allemands possédaient, autant dans
le domaine industrielle que dans celui des structures de recherches et des
connaissances des propriétés physiologiques des composés chimiques. En
effet, une des clefs qui manquait cruellement aux pouvoirs politiques et
militaires pour la prise de décisions dans ce domaine, fut la
connaissance des propriétés physiologiques des substances chimiques.
Aucune classification n’existait alors et le flou le plus complet
entourait les effets supposés des composés : suffocant, irritant,
toxique, délétères, lacrymogène... Certaines substances furent considérées
dans un premier temps comme simplement lacrymogènes (et de fait comme peu
dangereuses ou non létales) alors qu’elles étaient des suffocants
puissants (et donc susceptibles de provoquer la mort) et inversement. Il
fut nécessaire d’attendre l’année 1916 et les travaux du laboratoire
du professeur Mayer pour classer les substances chimiques en différentes
catégories et en fonction de leurs capacités létales.
Il faut également noter que l’ensemble des études
effectuées avant Guerre allaient rester inconnues jusqu’au mois
d’octobre 1915. Cette carence incroyables des autorités militaire est
certainement à porter au crédit du secret absolu qui avait entouré ces
essais d’alors. Seul la classification en fonction des pouvoirs jugés délétères
des composés chimiques, adoptée par Nicolardot, semble avoir été
utilisée. Ainsi, comme nous le verrons plus tard, l’emploi de l’acide
cyanhydrique et du phosgène sera retardé tant que l’Allemagne n’en
aura pas fait usage, ou fait usage d’une substance réputée aussi
dangereuse. La Palite utilisée par les Allemands dans des projectiles dès
juin 1915 était pourtant aussi nocive que le phosgène. Kling la décrivait
comme « une substance très toxique et déterminant sur les
poumons des lésions en général très graves voire létale, d’action
assez analogue à celle du phosgène » dès juillet 1915. Mais
cette substance ayant été classé dans la catégorie des produits
agressifs et non délétères, fut considéré par les militaires français
comme un simple lacrymogène.
Weiss, qui s’était spontanément présenté au
G.Q.G., fut sollicité par le général Curmer pour réunir une nouvelle
commission faite de spécialistes en différents domaines, dans le but de
concentrer toutes les informations relatives à cette nouvelle arme et
surtout de coordonner les décisions qui devaient être prises. Le général
Chevalier, directeur de la 4e direction, refusa la création
d’un organisme officiel, mais une entente verbale fut trouvée. La
nouvelle commission se divisa en trois sous-commissions :
- Recherches sur le front, confiées à A.
Kling, dont le rôle était de déterminer les substances chimiques utilisées
par l’ennemi et les moyens de les mettre en œuvre.
- Etudes et expériences, confiées à Weiss,
qui fit appel aussitôt à de nombreux autres scientifiques de renom, dont
notamment monsieur Lebeau, professeur à l’Ecole supérieure de
Pharmacie de Paris.
- Un service de production et d’exécution,
confié à la Section technique du Génie.
Le 2 juin, la
Commission des gaz asphyxiants, sous la présidence de Weiss, se réunissait
donc pour la première fois. Désormais, elle ne se réunira plus qu’une
fois par semaine, alors que les réunions avaient lieu tous les jours
jusqu’ici.
Weis proposa immédiatement un projet
d’organisation des services chimiques français. Il souhaitait créer un
nouvelle direction générale au sein du ministère de la Guerre, ce qui,
encore une fois, souleva des protestations
de la part du sous secrétariat à l’artillerie. Le ministère de
la Guerre confia malgré tout à Weis, le 18 juin 1915, la présidence
d’une Direction du Matériel Chimique de Guerre (DMCG), dépendant de la
4iem Direction. Cette organisation subsista jusqu’au 23 juillet 1915,
date à laquelle le colonel Ozil du Génie, pris la tête de la nouvelle
direction. Entre temps, tout le service des substances chimiques passa
sous la direction du sous-secrétaire d’état de l’artillerie et des
munitions. Enfin, le 10 août 1915, la DMCG acquit son indépendance et
devint une Direction générale, sous la direction spéciale du Ministère.
La France avait fait réaliser secrètement des études
sur les substances agressives bien avant guerre. Débutées certainement
vers les années 1904-1905, elles avaient conduit à l’énumération de
l’ensemble des agressifs alors connues, pouvant être utilisées comme
substances dites « puantes »,
des substances agressives en réalité. Suite à l’attaque sur Ypres,
les autorités aussi bien militaires que politiques, s’accordèrent sur
la nécessité de riposter vigoureusement à l’agression allemande.
C’est lors de la réunion du 28 avril 1915 que l’on évalua les moyens
de réplique dont la France disposait. On souhaitait aller vite mais, déjà,
on réalisa la difficulté à laquelle il allait falloir faire face :
la France ne disposait pas d’industrie chimique, elle ne produisait
pratiquement pas de chlore et ne disposait pas de ressource en brome, des
substances alors indispensables à la synthèse de l’ensemble des
substances agressives connues. Le seul corps dont on pouvait disposer était
le tétrachlorure de titane, baptisé fumigérite, en regard de ses propriétés
principalement fumigènes. Il possédait néanmoins une valeur irritante
assez modeste. Les premiers essais de projectiles[1]
emplis de ce produit eurent lieu le 30 avril. Le 2 mai, les essais furent
jugés satisfaisant, tout au moins comme un premier moyen à adopter. Les
livraisons en fumigérite, débutèrent le 7 mai, à compter de seulement
500 kg par jour, ce qui se révèla rapidement insuffisant.
Le 4 mai eurent lieu les premiers essais de
production de nappe gazeuse de chlore, qui devaient se poursuivre par la
suite. Ainsi, les premières recherches en vue de riposter à l’attaque
allemande, débutèrent très rapidement. On s’attendait à disposer de
moyens efficaces d’ici la fin de l’été ; la réalité fut tout
autre. Pour réaliser ce dessein, les responsabilités furent réparties.
La recherche incombait à ce qui deviendra la section des produits
agressifs, présidée par le colonel Perret, secondé par Charles Moureu.
Ses 11 membres étaient tous d’éminents chimistes : Gabriel
Bertrand, Victor grignard, Job, André Kling, Paul Lebeau, Marcel Delépine
(qui remplaça Maquenne au début de 1916), Simon, George Urbain et
Terroine. La logistique fut confiée à l’Etablissement Central du Matériel
Chimique de Guerre, sous la direction de monsieur Cuvelette. Ce dernier se
vit en charge de réaliser un véritable programme de développement
industriel pour réaliser la production des substances nécessaires.
Enfin, les études sur le front furent confiées à André Kling, afin
d’identifier rapidement les nouvelles substances utilisées par
l’ennemi. Immédiatement, il réussira à mettre en place une structure
destinée à renseigner le G.Q.G. et l’I.E.E.C., sur la nature des
toxiques utilisés lors de chaque attaque allemande et sur le type de
munitions utilisées dans ce but. A chaque fois qu’une attaque était
signalée, Kling se rendait sur place, accompagné par le médecin chef du
centre médico-légal de la zone concernée, pour y effectuer une enquête
complète et récupérer des échantillons. Le nombre d’attaques
chimiques se multipliant rapidement, Kling ne fut rapidement plus en
mesure d’effectuer toutes ces enquêtes, et ce rôle fut alors dévolu
aux centres médico-légaux. Tous les projectiles supposés toxiques
furent envoyés au laboratoire municipal de Paris pour y être démontés
et examinés. Ainsi, on obtint des renseignements très complets sur les
agressifs allemands, leur méthode de synthèse et sur les moyens de les
disperser.
Deux voies de recherches furent explorées : la production d’une
vague gazeuse et le chargement de substances agressives dans des
projectiles. Il est impossible d’énumérer ici l’ensemble des
recherches menées, tant le nombre de substances étudiées fut important.
Nous nous bornerons à suivre celle ayant abouti.

[1]
Des bombes de mortier de 58T, ou crapouillot.
Déroulement
des études
Chaque
substance proposée suivait toute une lente et complexe série
d'épreuves, avant d'être retenue. Après avoir jugé des capacités de
réalisation industrielle (coût, faisabilité), on appréciait ses
propriétés agressives, toxiques et ses propriétés physiologiques, sa
capacité à passer au travers des appareils de protection ennemis et
amis. Parallèlement, de nombreux essais pour militariser cette substance
étaient menés (chargement, stabilité des atmosphères, etc...).
Militarisation
et atmosphères toxiques
Essentiellement,
trois séries de tests différents étaient menées.
Les deux
premiers se déroulaient à Vincennes où avait été aménagé un puit
d'éclatement et une tranchée témoin. Les essais en puit étaient
pratiqués après avoir fait détonner un projectile chargé en substance
à étudier, à l'entrée du puit ou à l'intérieur. On évaluait ainsi
la puissance de la charge (éclatement des parois de l'obus, reste de
toxique dans le corps de l'obus, tests réalisés avec différents types
d'enveloppes de projectiles (fonte, fonte aciérée) avec différents
calibres, différents explosifs...), on appréciait ensuite l'atmosphère
toxique produite (concentration, stabilité et dosage divers) et enfin on
évaluait l'effet du corps étudié en descendant un lapin au fond du
puit, en observant ses réaction et en pratiquant éventuellement une
autopsie.
On pouvait
ensuite évaluer l'action des substances en conditions réelles dans des
tranchées aménagées, reproduisant les conditions du front, dans les
tranchées aménagées spécialement au fort d'Aubervilliers sur
lesquelles on dirigeait un tir réel, ou dans la tranchée de Vincennes
où l'on faisait détonner des munitions par fusées électriques. Des
animaux (chiens et lapins, parfois cobayes) étaient placés à
différents endroits ; on observait leurs réactions, leur respiration et
on comptabilisait les décès. Des prélèvements pouvaient être
réalisés pour doser les toxiques. On évaluait ainsi la diffusion du
nuage toxique, sa stabilité, sa persistance et sa nocivité.
Enfin, a
Satory, des expériences de tirs et des essais de détonations des
munitions étaient également pratiqués, à grande échelle. Des
tranchées aménagées étaient également disponibles. Fréquemment et en
dépit du danger que cela représentait, des expérimentateurs ou
observateurs étaient placés sur le trajet des nuages toxiques. Les
membres de l'IEEC et de la Commission, n'hésitaient pas eux-mêmes à se
placer à des endroits particulièrement dangereux, munis ou non
d'appareils protecteurs, pour observer les effets des substances sur leur
propre personne !
De nombreux
essais étaient également menés pour juger de la stabilité de ces
substances dans l'enveloppe du projectile (voir substances)
Etudes
des capacités agressives et des propriétés physiologiques
D'une
importance capitale, ces études furent menées essentiellement au
laboratoire du professeur Mayer. On comparait également les capacités
létales des différents toxiques entre-eux, et l'action de différents
éléments (solvant, pureté du produit, action d'impuretés de
préparation...). Ces essais étaient menés sur des animaux (lapins,
chiens, cobayes) mais aussi parfois sur des volontaires sains, quand cela
ne représentait pas de danger immédiat. On mesurait l'activité
lacrymogène d'une substance en recherchant la dose minima qu'il était
nécessaire de répandre dans une enceinte close pour que l'action sur
l'oeil soit perceptible (procédé mis au point par les pharmaciens
Dufraisse et Bongrand).
Le professeur
Lebeau étudiait de son côté les capacités des différentes substances
à traverser les masques allemands et français, à différentes
concentrations. Une pièce entièrement étanche était aménagée dans
laquelle on créait une atmosphère toxique à concentration connue (la
concentration pouvait être maintenue tout au long de l'expérience si
cela le justifiait) et des expérimentateurs entraient dans la pièce pour
y rester le plus longtemps possible. Le professeur Lebeau et ses
collaborateurs participaient régulièrement à ces expériences
excessivement dangereuses, puisqu'il n'était pas rare qu'une personne
soit intoxiquée.