Vague allemande du 26 novembre 1915 - Région Forges-Béthincourt

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1 : Bombardement par obus spéciaux sur le 34e R.I.T. (palite?)(uniquement d'après A.Kling).

2 : Bombardement par obus spéciaux sur le 164e R.I. au N.E. de Béthincourt (palite?)

3 : Bombardement par obus spéciaux d'un type nouveau (?).

En rouge : parcourt de la vague.

Après l’échec des vagues du 19 et 20 octobre, il semblait que la tactique allemande d’utilisation de l’arme chimique, amorçait alors un revirement. Le but de cette attaque n’était pas de percer le front, mais plutôt d’user les réserves en masques de l’ennemi, de le démoraliser et de lui infliger des pertes.

Pourtant, le 26 novembre 1915, les Allemands attaquèrent à nouveau par vague gazeuse, au nord-ouest de Verdun, dans la région de Forges et de Béthincourt. Les Français s’y attendaient puisque l'interrogatoire de déserteurs avaient annoncé la mise en action possible des cylindres de gaz récemment installés dans le bois de Forges. D'après ces mêmes renseignements, deux divisions  s’étaient massées dans ce bois, prêtes à suivre la vague. Du côté français, on s'était préparé notamment par une distribution de tampons neufs (tampons P2), en augmentant le nombre d'engins de protection et de lunettes neuves et en formant les hommes. Le 25 après-midi, des trains blindés, véhiculant des canons de 200 et de 155  pilonnèrent le bois de Forge.

 

Le lendemain, 26 novembre, le temps était calme et une légère brise soufflait du Nord-Nord-Ouest ; la température était très basse (-5 à -10° C, elle descendit pendant le nuit suivante jusque -14°) ; le terrain était recouvert d'une couche de neige de 6 cm d'épaisseur.  

Tout était particulièrement calme depuis la veille ; aucune fusillade ni de coups d'artillerie. Le matin, à 9h20, des guetteurs aperçoivent très nettement des groupes d'infanterie allemande qui semblent se rassembler.

L'attaque se produisit à la tombée de la nuit, à 17h07, après un bombardement d'obus de gros calibre.

Au 164e R.I., les effectifs étaient faibles en ligne, notamment en raison des fortes pertes des deux mois précédents. On dénombrait seulement 150 hommes en ligne pour la 26e Cie et 160 pour la 28e Cie. 

Les sentinelles des têtes de sape sentirent les premières les émanations de chlore et donnèrent immédiatement l'alarme en frappant des douilles de 75mm prévues à cet effet. Une vague de gaz blanc sale, de 3 à 4 mètres de hauteur, s'affaissant en volutes plus denses à mesure qu'elle s'avançait, arriva très vite sur les lignes françaises. Elle paraissait venir de plusieurs points et l'on entendait distinctement le sifflement du gaz sortant sous pression des bouteilles. En même temps, des obus chimiques tombaient à la lisière de Béthincourt. 

L'alarme donnée, toutes les dispositions furent prises ; les hommes ajustaient leur masque, fixaient leur baïonnette au canon de leur fusil, allumaient de grands feu sur le parapet et dans la tranchée même, puis tout était arrosé de solution d'eau de chaux et d'hyposulfite. Des fusées lumineuses étaient tirées et des pétards de poudre noire lancés ; l'un d'eux explosait alors dans la tranchée et blessait deux hommes de la 28e Cie du 164e R.I., le sergent Gaillard et l'adjudant Gravier. Au téléphone, le capitaine Ducellier du 164e R.I. fut forcé d'enlever son masque pour parler ; il s'intoxiqua gravement et décéda plus tard. Le gaz recouvrit la position toute entière pendant 25 à 30 minutes, puis il se dissipa lentement et quelques hommes retirèrent leur masque après une heure.

Le calme revenu, une attaque de fantassins ennemis eu lieu au niveau de la tête de sape 807, attaque rapidement maîtrisée.

Sur 310 hommes en ligne, le 164e R.I. dénombra 13 morts, 6 blessés, 148 évacués intoxiqués dont 26 devaient décéder dans les formations sanitaires. A la 28e Cie, 24 morts sur 26 appartenaient à la même section qui occupait la même tranchée, encaissée et très étroite, dans laquelle le gaz s'était accumulé.

 

 

Région de Forges-Béthincourt-Malancourt, vu du côté allemand, en regardant vers Verdun. Les cylindres de chlore étaient disposés à la lisière du bois de Forges (sur la gauche). Cette vue permet d'apprécier la dépression que constitue la vallée du ruisseau de Forges, dans laquelle le chlore s'est accumulé.

Le régiment le plus touché fut le 34e R.I.T. dont l’adjudant Sougeux faisait partie : « A 5 heures du soir, on n’y voyait déjà plus, le service de nuit venait d’être pris et je causais avec le sergent Bonn près de mon abris. Tout à coup, un homme du poste d’écoute de gauche se précipite sur nous, essoufflé : Mon adjudant, les gaz ! En même temps, la nappe arrivait, nappe épaisse, jaunâtre, suffocante, pouvant avoir trois mètres de haut.

-         Ca y est, dit Bonn, en se précipitant vers sa section.

-         Mettez vos masques ! Aux créneaux !

Tout en ajustant mon bâillon, pendant que la fusillade commence à crépiter, je cours au poste téléphonique, à deux pas de là (…). Pendant que je courais, mon masque s’était déplacé, je respirai des gaz et je tombais… Combien de temps je suis resté étourdi ? Je ne saurais le dire. Mon malaise un peu dissipé, je fis le tour de ma section. Bonn m’avait remplacé. Tout le monde avait fait son devoir. Le tir n’avait pas cessé. Tous, plus ou moins, avions respiré des gaz. Nous étions tous abasourdis et ahuris, souffrant de la tête, de la gorge, de la poitrine. Ce n’était que toux, étouffements, vomissements. Les moins malades s’efforçaient de soigner les autres, mais cinq déjà étaient morts. Je voulus voir alors ce qui se passait à ma droite, à la tranchée Santolini (section Langard). Là, le spectacle était affreux. Pas un homme ne restait debout. Dans la tranchée bouleversée par les obus, les corps gisaient à demi-ensevelis, pêle-mêle avec les équipements et les fusils qui avaient encore la baïonnette au canon ; quelques moribonds râlaient au milieu des décombres ; à son poste, le lieutenant Langard agonisait. En hâte, j’envoyai quelques hommes pour garder ce coin de malheur.

Le 2e bataillon, en réserve à Cumière, monta en ligne renforcer les hommes ayant subi l’attaque :

« A minuit, nous sommes au centre C. La tranchée paraît vide. De loin en loin, un homme veuille derrière un créneau. Des gémissements et des toux rauques sortent des abris. De l’escouade que je relève, il ne reste que le caporal. La nuit est calme. Rien ne bouge. Un homme de la 10e ma raconte l’affaire : la première vague de gaz est arrivée au moment où la plus part des hommes mangeaient dans les abris. Signalée trop tard, elle remplissait déjà la tranchée quand les hommes sont sortis. De là, un certain désarroi, des mesures prises incomplètement, des masques mal mis. Les hommes, selon l’ordre donné, tiraient à outrance par les créneaux, mais beaucoup étaient obligés de lâcher leur fusil pour tousser et s’empoisonnaient ainsi de plus en plus. Ceux qui avaient su mettre leur masque n’étaient pas trop incommodés, mais devaient s’agiter en aveugle : les lunettes de mica n’étaient pas assez transparente » (témoignage du caporal Chailley). Les tampons P2, dont la majorité des hommes était munie, ne conférait qu’une protection limitée contre la palite.

La vague s'était abattue sur le centre D, surprenant les hommes et sans que l'alarme ait pu être donnée. La 11e Cie fut la plus touchée. On dénombrait 40 morts, tous foudroyés par le gaz et 238 évacués. Dans les jours suivants, 46 des intoxiqués devaient décéder. 

Au 30 novembre, il fallait ajouter 38 intoxications supplémentaires portant le total à 276 pour le 34e R.I.T..  On dénombrait encore 41 décès dans les formations sanitaires à leur arrivé à Cumières, puis 45 autres décès dans les hopitaux..

 

Cette attaque fut responsable de 387 intoxications, entraînant 57 décès (35 corps seront trouvés sur place), au soir de l'attaque. Mais au final, c'est 198 victimes du chlore que l'on dénombrait, parmi les 424 intoxications.

 

L'action des gaz se fit sentir pendant près de 2h30 ; il y a eu trois émissions successives, séparées chacune par 1/2 heure d'intervalle. Chacune des deux premières émission dura de 5 à 10 minutes ; la dernière fut un peu plus longue. Elles furent annoncées toutes trois par un sifflement. La vague déferla surtout sur le centre D, compris entre le bois en U et le moulin de Raffécourt, puis rencontrant le ruisseau de Forges, elle dévia vers l'Ouest, Sud-Ouest, suivie la vallée sur près de 3 km, si bien que ses effets furent ressentis jusqu'au delà de Malancourt, où se trouvaient les troupes de la 29e D.I.. Il parait probable que la vague ait touché également les tranchées allemandes dans cette région ; on entendit du côté allemand les cris de "Gaz! Gaz! " et aucune attaque d'infanterie ne fut tentée par l'ennemi. En même temps, l'artillerie allemande déclencha deux tirs de barrage, l'un à la lisière nord de Béthincourt, l'autre un peu plus en arrière entre le Mort-Homme et Chattancourt.

 

Au N.O. de Béthincourt (n°2 sur la carte), quelques projectiles spéciaux tombèrent une 1/2 heure environ après la vague. Sur place, des hommes ayant parfaitement bien résisté au chlore grâce à leur masque, et bien qu'ayant encore le masque sur le visage, à la suite d'éclatement d'obus de gros calibre dans leur voisinage, éprouvèrent une sensation de picotement intolérables des yeux suivie de larmoiement, percevèrent une odeur ou plutôt une saveur indéfinissable, désagréable, non aromatique (différente de celle du chlore) et une impression d'angoisse thoracique. Ce bombardement explique le grand nombre d'intoxiqués au 164e R.I.. Parmis ces hommes ayant été soumis aux effets de ces projectiles, un sergent et 4 hommes se sentirent assez remis pour aller faire leur tournée de ravitaillement en cartouche. Environ 2 heures après, ils furent pris brusquement d'une angoisse cardiaque (ressentie également par tous ceux qui ne furent que légèrement atteints) et décédèrent en l'espace de 30 minutes. Ces symptômes n’étaient pas habituels de l’intoxication chlorée mais évoquaient plutôt une intoxication par la Palite ou le phosgène.

En même temps que cette attaque, une autre fut déclenché entre le village d'Avocourt et le pont des Quatres Enfants. Vers 5 heure du soir, les Allemands bombardèrent violemment ce secteur à l'aide d'obus ordinaires de 77, qui firent rentrer les hommes dans leurs abris. Puis, aux obus de 77, succédèrent pendant une heure et par salves, des obus de plus gros calibres dégageant des vapeurs agressives, dont l'odeur n'était pas celle du chlore ou du bromure de benzyl. Les hommes qui subirent cette attaque ajoutèrent que la soudaineté des effets asphyxiants a été telle que beaucoup n'ont pu mettre leurs tampons ; l'impression qu'ils ont ressentie a été celle d'une oppression thoracique telle que plusieurs ont instinctivement déboutonné leurs capotes. En revanche, ils n'ont éprouvé ni irritation sensible des yeux et certains n'ont pas mis leurs lunettes et n'ont pas été incommodés. Au dehors, quelques hommes furent pris de vertiges et tombèrent, mais se relevèrent assez rapidement. A 6h30, l'attaque était terminée ; ceux qui l'avaient subie ne ressentaient plus qu'un peu de gêne respiratoire. Puis, quelques heures après, brusquement, cinq hommes mouraient sur place, soixante-quinze environ se sentaient sérieusement indisposés et étaient évacués ; six succombèrent les jours suivants.

Flandin nota dans son rapport :  «  En somme, ce qu’il y a de plus caractéristique dans ces cas d’intoxication par obus, c’est l’absence d’action lacrymogène, l’action immédiate ; constriction thoracique, angoisse précordiale, vertige et chute, la sédation rapide des symptômes, le début des grands accidents plusieurs heures après l’atteinte. Cette évolution ainsi que la nature des accidents (œdème pulmonaire important et dilatation du cœur droit à l’autopsie) fait penser à l’oxychlorure (ou phosgène). Etant donné les renseignements fournis par les malades et par les officiers qui étaient sur place, il ne paraît pas douteux qu’il y ait eu bombardement et non vague. Un fragment d’obus qu’il m’a été donné de sentir, m’a rappelé l’odeur de la collongite. Je pense qu’il s’agit de collongite plutôt que de palite étant donné l’absence de toute action lacrymogène, étant donné aussi que 5 heures après l’attaque, les troupes de relève n’ont perçu aucune odeur, ni dans les tranchées, ni dans les abris ». La palite présente, à l’inverse du phosgène, une persistance sur le terrain et des effets lacrymogènes.

Les conclusions de Flandin étaient claires : il s’agirait d’une attaque au moyen d'obus dont les effets toxiques sont de l’ordre de ceux produits par l’oxychlorure de carbone (ou phosgène). Notons que la palite, à forte concentration, avait des effets assez proches du phosgène. Malheureusement, sur environ 300 obus tirés sur Avocourt, aucune munition non explosée ne fut retrouvée, et le toxique utilisé ne pu donc être identifié de façon certaine. L’utilisation du phosgène en obus, à cette époque, restait plausible ; les Allemands l’utilisèrent sous forme de vague à Ypres le 19 décembre 1915. On pouvait alors supposer qu’il s’agissait d’un essai à petite échelle d’une nouvelle munition. Jusqu'à l’été 1916, les chimistes allemands ne fondèrent aucun espoir quant à l’efficacité des obus pour la dispersion de toxiques d’action fugace. Le procédé par soufflage était préféré, permettant de répandre une quantité de produit bien plus importante. Certains des membres de la Commission, comme André Kling, gardèrent une attitude circonspecte vis-à-vis des conclusions tirées par Flandin. Il semble que Kling était alors persuadé que Flandin confondait les effets du phosgène et de la palite. Il faut en effet préciser que les effets lacrymogènes de la palite sont dus à la présence d’impuretés plus chlorées issues du procédé de fabrication. La palite pure, ne contenant que des dérivés monochlorés, ne présentait donc pas de propriétés lacrymogènes très marquées. En résumé, les symptômes généraux d’intoxication à la palite pure et ceux produit par le phosgène, seraient analogues. Pour Kling, il s’agissait donc d’obus chargés de palite quasiment pure. Il essaya cependant de rechercher la présence de traces de phosgène, aussi bien dans les compresses des tampons, que dans les viscères d’hommes ayant succombés à l’action de la vague gazeuse ou à l’action des obus tombés sur Avocourt et procèda aux mêmes recherches dans des échantillons de terre prélevés dans les trous d’éclatement d’obus chimiques. Toutes ces recherches restèrent sans succès. Quoi qu’il en soit, le G.Q.G., lui, ne douta pas de l’avis de Flandin et pris les mesures nécessaires. Même si les Alliés s’attendaient à l’utilisation de ce toxique depuis le mois de juillet, cette attaque parut marquer un pas dans l’escalade de la guerre chimique. Le phosgène était jugé comme dix à vingt fois plus toxique que le chlore. Malgré les fortes pertes et l’effervescence au sein des services chimiques français que cette attaque provoqua, les résultats militaires, pour l'Armée allemande, furent nuls ; l'infanterie ne pu même pas sortir de ses tranchées.

 

 

Carte représentant les positions françaises avancées dans le secteur.
 

 

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